Bulletin Vert n°495
septembre — octobre 2011
Éléments d’une biographie de l’Espace projectif
par Lise Bioesmat-Martagon
Presses universitaires de Nancy, 2010
316 pages en 21 × 26, prix : 25 €, ISBN : 978-2-8143-0032-3
Composé d’une introduction et de six textes de cinq auteurs différents, ce livre retrace la lente maturation de la géométrie projective, depuis la perspective de Desargues (XVIIe siècle) jusqu’aux axiomatisations du XXe siècle. Il est très agréablement présenté, avec de larges marges où on trouve de nombreuses figures soignées, très souvent reproductions d’originaux du XIXe siècle. Chacun des textes est suivi d’une abondante bibliographie, et du texte des citations dans leur langue originelle.
L’introduction de Lise Bioesmat-Martagon résume les étapes de l’émergence, à partir de l’ensemble d’outils « géométrie projective », de l’objet « espace projectif ».
Dans On appellera espace projectif…, Philippe Lombard nous fait partager « le rêve de Desargues », « le rêve de Leibniz », « le rêve de Hilbert », à savoir, respectivement : codifier et théoriser les règles de la perspective ; parvenir à la compréhension des « éléments à l’infini » à travers la mise au point de formalismes calculatoires ; axiomatiser et formaliser la géométrie projective. Il conclut que celle-ci présente de multiples facettes : analytique, synthétique, topologique, … ; qu’images et calculs y sont complémentaires plutôt que concurrents.
L’impulsion originelle de Poncelet dans l’invention de la géométrie projective, par Jean-Pierre Friedelmeyer, raconte et analyse de façon détaillée comment Poncelet, dans son « Traité des propriétés projectives des figures » (1822), deux siècles après Desargues et bien que ne connaissant ses résultats que de façon indirecte (le Brouillon project ne devait être retrouvé qu’en 1864), prolonge son œuvre de façon magistrale : identification des propriétés projectives, explicitation des objets (points ou droites) de l’infini, réorganisation logique, … Outre des éléments biographiques (captivité de Poncelet en Russie), on trouve ici, à travers de nombreuses citations, figures et commentaires, l’essentiel des résultats et des démarches de Poncelet. Celui-ci dispute à Gergonne la paternité du concept de dualité ; il crée la notion et le mot d’homologie. Son théorème de clôture conduira ultérieurement à des développements inattendus et profonds, en relation avec la théorie des courbes elliptiques.
Sous le titre « Deux droites coplanaires sont sécantes », Philippe Nabonnand repart de Poncelet et introduit les apports de nombreux mathématiciens à la théorie : Steiner, Von Staudt, Pasch, Veblen, Young. Il met en relief l’importance centrale des points et droites de l’infini, qui garderont longtemps le statut d’éléments impropres ; celle des faisceaux et gerbes ; la marche vers l’axiomatisation et la généralisation (géométrie associée à un corps de nombres général).
Dans Are there points at infinity ? - a debate among German teachers around 1870, Klaus Volkert relate (en anglais) le débat entre partisans et adversaires de l’introduction de la géométrie projective dans les programmes de gymnasium (équivalent allemand de nos lycées), ainsi que des querelles de vocabulaire concomitantes : « point à l’infini » ou « point inaccessible » ? Débat passionné au point que l’un des participants y introduit Dieu ! Cette introduction n’a jamais eu lieu. Le développement historique du concept d’espace projectif, par Jean-Daniel Voelke, a pour ligne conductrice la double introduction possible, à l’heure actuelle, des espaces projectifs : définition axiomatisée, ou définition analytique (ensemble des (n + 1)-uples de coordonnées homogènes sur un corps, ou encore ensemble des droites vectorielles d’un espace vectoriel). L’auteur nous raconte l’opposition, au cours des âges, de ces conceptions : pour Poncelet, il ne s’agit que d’ajouter des points et des droites à l’espace ordinaire, et non de construire un espace nouveau, mais il cherchait à éviter tout calcul analytique ; son approche synthétique se prolonge à travers Steiner, Von Staudt, Pasch, …
L’espace projectif analytique est, lui, né de l’invention des coordonnées homogènes par Möbius, et a été développé par Plücker, Hesse, Cayley, … L’axiomatisation proprement dite est surtout le fait d’italiens : Segre, Amodeo, Fano, Pieri, … Au XXe siècle, Whitehead, Veblen, Young parviennent à un achèvement de la théorie, et à l’installation dans le public de l’espace projectif analytique comme de l’espace projectif axiomatique.
Klaus Volkert revient nous présenter Projective plane and projective space from a topological point of view. Il s’agit de la recherche de modèles topologiques du plan projectif. Le plan projectif est une surface fermée non-orientable ; d’où la difficulté du problème de son plongement dans l’espace ordinaire ; on n’y parvient qu’au prix de coupures et d’auto-intersections, par divers modèles : demi-sphère de Klein, « Normalforms » et « Cross-caps » de Dyck et Dehn-Heegard, « Decahedron » de Möbius, « Heptaedron » de Reinhardt ; le clou revenant à la Surface de Boy, dont une très belle représentation par un internaute anonyme conclut l’ouvrage.
Tout ceci fait de ce livre une superbe réalisation. La diversité des auteurs a pour corollaire celle des approches : vues d’ensemble ou de points particuliers, points de vue historiques ou techniques, connexions avec divers domaines : géométrie classique, algèbre linéaire, topologie, treillis, courbes elliptiques, … Les textes sont tous détaillés, précis, clairs, érudits, ils remontent directement aux sources. Une bonne coordination les relie l’un à l’autre tout en évitant l’écueil des redites. Qu’il ait ou non déjà fréquenté la théorie moderne des espaces projectifs, le lecteur en retire une image mentale précise et contrastée, dans sa diversité, de la géométrie projective : née de la perspective et de simples procédés de raisonnement (complémentation par points à l’infini), elle s’émancipe de la géométrie classique jusqu’à devenir une science indépendante, avant d’être quasiment annexée à l’algèbre linéaire.
On peut regretter l’absence d’un Index (en particulier, des noms propres) ; et pourquoi, sur la couverture, ne trouve-t-on pas les noms des cinq auteurs ?