Bulletin Vert n°523
mars — avril 2017
L’invention du nombre des mythes de création aux Éléments d’Euclide
par Olivier Keller
Classiques Garnier, 2016
344 pages en 25 × 22, prix : 29€, ISBN : 978-2-406-05971-4
Olivier Keller, spécialiste de la préhistoire des mathématiques, a notamment publié Aux origines de la géométrie – Le Paléolithique et le monde des chasseurs-cueilleurs (2004), et Archéologie de la géométrie – Peuples paysans sans écriture et premières civilisations (2006), recensé par Henri Bareil (BV 467) ; dans le BV 518, on trouve le compte-rendu de son atelier aux Journées de Laon.
Quittant le domaine de la géométrie, où il s’appuyait sur des traces concrètes, pour celui du nombre, il doit contourner la quasi absence de documentation d’époque par l’observation des peuples de chasseurs-cueilleurs sans écriture contemporains.
L’ouvrage est partagé en douze chapitres :
- Du nombre entier naturel ;
- Ceci n’est pas — nécessairement — un nombre ;
- Les classifications primitives ;
- L’individu et son nom « propre » ;
- Le démiurge ;
- Représentations archaïques remarquables de l’un-multiple ;
- De la démultiplication à la diversification ;
- Occasions de constitution du nombre ;
- Techniques de constitution du nombre ;
- Généralisation du calcul ;
- Théorie du nombre ;
- Aspects de la numérologie.
Suivent trois annexes :
- Existe-t-il un sens du nombre ? ;
- De la légitimité des sources ethnographiques ;
- L’un-multiple dans les définitions mathématiques courantes du nombre entier.
Et enfin une Bibliographie et un Index.
Le propos d’Olivier Keller est polémique par rapport à d’autres thèses. En particulier, il s’attache à démonter celles de Stanislas Dehaene, selon qui un sens inné du nombre existerait chez les nouveaux nés ou chez les chimpanzés (annexe 1). Il nie que l’arithmétique et la géométrie trouvent leurs sources respectivement dans le commerce et dans la mesure des terrains. Il est anti-platonicien : le nombre est inventé par l’homme, il n’existe pas en dehors de lui. Dans l’annexe 2, il cherche à valider les sources ethnographiques. Ces positions ne constituent qu’une théorie, parmi d’autres ; celle-ci est cohérente, étayée par des arguments solides et clairement exposés.
Le maître-mot de Keller est l’un-multiple. Ce concept contradictoire provient des mythes de création, où le démiurge est à la fois Un, contenant la totalité du monde, et la multiplicité. De la multiplicité des Uns naissent d’abord les quanta : monade, dyade, etc, à valeur symbolique, qui ne sont pas des nombres car démunis d’opérations et de relation d’ordre. Les nombres proprement dits n’apparaissent qu’avec le calcul, en Égypte et Mésopotamie. Et ils sont enfin théorisés chez les Grecs (Euclide).
Les trois derniers chapitres viennent étayer à posteriori les précédents, en montrant la continuité entre idées préhistoriques et historiques. Par exemple, la numérologie chez les pythagoriciens est tout aussi « ennuyeuse et futile » que les « bricolages absurdes et mathématiquement débiles » de l’Inde védique, mais à leur différence elle débouchera sur d’authentiques résultats arithmétiques.
Cette argumentation n’emporte pas toujours l’adhésion ; Keller frise parfois la caricature dans son interprétation des idées de Dehaenne. Les descriptions foisonnantes de rites et de mythes peuvent paraître fastidieuses à certains. L’auteur reste dans le cadre de l’espèce homo sapiens ; il n’évoque jamais la possibilité d’un prémice d’usage du nombre chez homo faber, Néanderthal ou autres (même pas pour la nier). Il néglige la Chine et l’Amérique précolombienne. Son interprétation de certains documents est parfois discutable.
Cependant je conseille vivement ce livre riche, dense, passionné et passionnant, à tous ceux qui sont curieux du passé lointain de notre discipline, qui aiment la réflexion profonde, la confrontation des idées, et l’érudition historique et philosophique.
Dernière minute
O. Keller vient de mettre en ligne sur le site Academia ses ouvrages sur la préhistoire de la géométrie, publiés chez Vuibert en 2004 et 2006, et maintenant épuisés. Ils apparaissent sous les nouveaux titres :
- Aux origines de la géométrie
Première partie : le Paléolithique et le monde des chasseurs — cueilleurs
Deuxième partie : des premiers paysans aux premiers philosophes, chapitres II à VI
Troisième partie : des premiers paysans aux premiers philosophes, chapitre VII à Références bibliographiques