Le prix Serge Hocquenghem mardi 21 octobre 2025
Merci à l’APMEP de donner à l’Association pour l’Innovation Didactique l’opportunité de remettre le prix Serge Hocquenghem. Ce prix récompense depuis 2014 celles et ceux qui développent des outils et expérimentent des usages prometteurs et pédagogiquement pertinents pour l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques, en particulier en utilisant la technologie.
Serge Hocquenghem était l’homme derrière l’équipe Géoplan-Géospace, un professeur au CNAM, pédagogue technophile et technocritique.
La grande nouveauté de ces dernières années est sans conteste l’intelligence artificielle. Promus par le ministère, les jeunes pousses ed-Tech françaises mais surtout américaines nous vendent des solutions pour apprendre dans le cloud. Les élèves y trouvent, à toute heure et en tout lieu, un tuteur personnel qui répond immédiatement à leurs questions, leur fournissant exactement ce dont ils ont besoin pour apprendre, dans des capsules ludiques, plaisantes et rapides, annonçant faire passer de manière fluide et facile les contenus scolaires les plus amers.
Quelle liberté pour les enseignantes et enseignants ! Finies les tâches ingrates des corrections de copie, des élaborations de sujets, ou même d’identifier les besoins des élèves.
Cette approche pose de nombreuses questions en terme d’impact sur l’apprentissage, de respect de l’environnement, de protection des données, de souveraineté… Le jury du prix n’a pas de réponse à ces questions et s’est retrouvé face à un dilemme : récompenser des travaux basés sur l’IA sans disposer du recul nécessaire pour en apprécier la plus-value et en mesurer les impacts, ou ignorer cette (r)évolution en marche alors même qu’elle porte en elle un certain nombre de promesses.
À contre-courant d’un monde où tout va très et souvent trop vite, le jury a fait le choix de surseoir à la remise du prix pour poursuivre sereinement la réflexion.
Je poursuis en mon nom propre.
Loin de moi de jeter la pierre aux collègues qui veulent gagner du temps. Les injonctions contradictoires de la fast-politique sont légions et chronophages. Mais l’IA promet de rendre largement obsolète des parties importantes de notre métier, pillées et ubérisées. À tort sans doute, mais ne devrions-nous pas y réfléchir à deux fois avant d’emprunter ce chemin, cet autoroute de la facilité, de la puissance et de la vitesse. Tout comme la voiture est devenu un monopole radical sur les déplacements, définissant nos villes, nos manières d’être ensemble, nos territoires, l’IA, sans qu’on nous en donne le choix, s’impose comme un monopole radical sur la pensée. Ne cédez pas forcément à votre hubris. Rendez-vous compte de l’extension du domaine de l’extractivisme, l’IA est gourmande en ressources, naturelles, humaines et intellectuelle. Elle a déjà pillé tous vos manuels sans égards pour leurs auteurs, transformant nos savoirs subtils en données linéarisées.
Notre rôle n’est-il pas plutôt d’éduquer à la résistance des concepts, qui ne se laissent pas facilement attraper par un prompt, d’éduquer à accepter la frustration de ne pas avoir immédiatement la solution sous peine de son oubli immédiat au prétexte qu’elle peut être générée de nouveau immédiatement ? Qu’il vaudrait mieux en discuter avec des camarades, de laisser passer la nuit dessus plutôt que de céder à la pulsion de curiosité à 23 h. Apprendre nécessite une reconfiguration du cerveau, d’inhiber des circuits de récompense immédiate, de l’entraînement et du temps long pour des schèmes mentaux robustes sans lesquels il n’y a pas d’intuition ni de créativité.
Ne soyons pas luddites et passéistes : Allez voir quand-même ce que font vos élèves, comprenez comment construire un prompt, essayez le chatbot de Thalès de Milet, ludifiez vos enseignements, car tel est le sens de l’histoire qu’on écrit pour nous. Mais entrez également en résistance, en promouvant l’apprentissage en collectivité, la preuve au cœur de notre métier est une activité éminemment sociale, l’autonomie, plutôt que l’asservissement à une machine, l’émancipation et l’exigence intellectuelle d’un savoir contextualisé plutôt qu’une information brute trop peu critiquée. Éduquez au désir de l’effort d’apprendre, au plaisir de la découverte personnelle, apprendre avec son corps, avec son cœur, avec ses camarades, de flâner en chemin et d’avoir une pensée originale.
Pour ça, vous n’avez pas besoin d’IA.
Rappel sur les prix Serge Hocquenghem :
- PSH 2014
remis à Éric Hakenholz pour ses travaux en géométrie dynamiques et particulièrement le développement des logiciels CaRMétal et DGPad pour tablette tactile. - PSH 2016
remis à Mathieu Blossier pour son remarquable travail sur la partie 3D de Geogebra et à Didier Roy pour son implication dans les projets de robotique pour l’enseignement.
Un coup de cœur à Éva Corot pour son opiniâtreté à suivre ses rêves. - PSH 2018
remis à Marie Duflot-Kremer, ambassadrice infatigable des activités d’informatique débranchée. - PSH 2021
remis à Sébastien Cogez et Christophe Auclair pour leurs travaux riches et complémentaires. - PSH 2023
remis au collectif CoopMaths et aux frères Dudu.
