Bulletin Vert n°476
mai — juin 2008
Mathématiser le hasard une histoire du calcul des probabilités
par Bernard Courtebras
illustrée par Nicolas Dahan
Vuibert, Culture scientifique, janvier 2008
215 p. en 17 × 24, prix : 25 €, ISBN : 978-2-7117-4036-9
Comme l’indique le titre, l’ouvrage se propose de décrire comment les mathématiciens se sont saisis du concept de hasard et ont peu à peu construit une théorie intervenant dans toutes les branches de la physique, des sciences de l’ingénieur telle la recherche opérationnelle, puis de la biologie et de la génomique, sans oublier la finance si envahissante aujourd’hui ; le sous-titre indique bien les préoccupations historiques de l’auteur.
Le livre comporte cinq chapitres :
- 1. Quelques questionnements anthropologiques et philosophiques
Hasard et expériences quotidiennes, absence de hasard ou négation, la pensée grecque, nécessité et contingence, rhétorique du probable, l’aléatoire dans ses rapports au fortuit, au probable et au contingent, pensée du hasard au Moyen Âge : interdits théologiques et juridiques. - 2. Émergence d’une théorie de la décision en situation d’incertitude et de risque au XVIIe
Problème des partis : Pascal et Fermat, capitalisme et prise de risque, passage du sacré au laïc, Huygens et l’espérance, « science des signes », Leibniz. - 3. Le concept de probabilité aux XVIIIe et XIXe
Jakob Bernoulli et les probabilités quantitatives, de Moivre et les « probabilités binomiales », Bayes et « l’évaluation des évaluations », Buffon et la probabilité négligeable, les doutes de d’Alembert, Cramer et la logique du probable, Lambert et les syllogismes probables, la rationalisation des décisions, la querelle de l’inoculation, théories associationnistes, du rationalisme empirique à la rationalité analytique : application aux sciences morales et politiques, l’œuvre de Laplace, Poisson et la probabilité des événements rares, la physique sociale d’Adolphe Quetelet. - 4. Les controverses sur l’application du calcul des probabilités au XIXe
Destutt de Tracy et le projet Condorcet, Comte et « la prétendue théorie des probabilités », d’Amador et l‘impossible calcul des probabilités, Cournot et la réhabilitation probabiliste. - 5. Le développement du calcul des probabilités
Bertrand et le « choix au hasard », la description probabiliste du monde à la fin du XIXe dans les sciences de la vie et de la terre et dans les sciences physiques, l’axiomatisation : l’école russe, Bachelier et la spéculation, Borel, Kolmogorov, processus stochastiques, statistiques et contrôles de qualité, quelques formes contemporaines de rationalité stochastique : hasard et chaos, hasard radical et physique quantique, hasard formel.
Il se termine par une bibliographie qui mêle textes historiques et ouvrages contemporains d’épistémologie mais où l’on ne trouve pas tous les mathématiciens cités tout au long du texte.
Un index aurait été utile pour retrouver rapidement un concept ou un auteur.
On le voit le panorama est très vaste et très complet ; l’auteur l’a construit patiemment à partir de travaux élaborés au séminaire d’histoire du calcul des probabilités et de la statistique de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Le lecteur qui embrassera la totalité du volume suivra pas à pas le cheminement qui a conduit de préoccupations de salon autour des jeux au XVIIe à une branche des mathématiques aussi noble que les autres au XXIe comme le prouvent les attributions récentes de médailles Fields et de prix Abel.
On pourra aussi se limiter à un chapitre et une époque.
Le professeur de mathématiques y trouvera de quoi illustrer de références historiques les chapitres probabilités ou statistique de son cours et le point de départ de travaux personnels pour ses élèves.
Quelques observations de détail :
- 1) pages 37 à 41 à propos de la condamnation par l’Église des jeux de hasard au Moyen Âge
il faudrait signaler que cette position avait évolué au XVIIe comme le prouvent l’intérêt de Pascal et surtout le fait anecdotique suivant rapporté dans le volume « Jeux et sports », (p. 519, Marcel Neveux) de l’encyclopédie de la Pléiade (1967) :
Nous savons, par une gravure d’époque, que Bossuet jouait un rôle dans le tirage des loteries royales : il décachetait les papiers scellés qui contenaient les numéros désignés par les joueurs, mission dont seul un évêque pouvait s’acquitter. - 2) page 46, Le « problème des partis ».
L’auteur cite avec raison l’article de Norbert Meusnier « Le problème des partis avant Pacioli » et la solution détaillée dite d’« Ohri », mais en l’interprétant, p. 47, en écrivant : Au deuxième jeu, et sous l’hypothèse implicite que le gain soit le même qu’au premier jeu...
Or le texte d’Ohri dit : tu dois voir par raison que dans le 2e jeu il devrait gagner autant que dans le premier…et Norbert Meusnier démontre que cela résulte des principes de symétrie, bases du calcul. - 3) Le problème à trois joueurs n’est abordé que p. 66
alors qu’il a été le centre d’une controverse entre Pascal et Fermat, mais surtout qu’il a été résolu avec une solution identique à celle de Pascal deux siècles avant lui par « Ohrigens », ce qui mérite d’être connu depuis que Norbert Meusnier l’a découvert. - 4) page 172 : Variable aléatoire.
On peut discuter de l’introduction des tribus dans un ouvrage de popularisation, mais ce choix figure dans les premières lignes de la p. 172. Alors il faut préciser ligne 10 : toute application X mesurable ; il faut ensuite définir cette mesurabilité et pour cela introduire la tribu des Boréliens sur ¡. - 5) page 180, axiomatique de Kolmogorov.
L’axiomatique des espaces probabilisés finis est présentée (pourquoi en anglais alors que le texte original de 1933 est en allemand ?), mais la théorie mathématiquement riche est celle des espaces infinis pour laquelle il faut introduire les tribus (sigma-fields) et l’additivité dénombrable de la probabilité. - 6) Dans le chapitre 5, Ito est cité p. 183
mais pas Dœblin et son pli cacheté écrit en 1940 mais ouvert depuis peu et qui jetait les bases du calcul stochastique.