JN 2016 — Lyon
Le discours d’ouverture
de Madame Anne Burban
Inspectrice Générale de Mathématiques
Monsieur le Président de la Régionale de l’APMEP,
Monsieur le Directeur de la formation à l’INSA de Lyon,
Monsieur le représentant de l’ESPE de Lyon,
Madame la présidente de la CFEM,
Monsieur le vice-président de l’ADIREM,
Monsieur le président de l’APMEP,
Mesdames et Messieurs les inspecteurs,
Mesdames et Messieurs les congressistes,
Chers collègues,
C’est pour moi un honneur de représenter aujourd’hui le groupe de mathématiques de l’IGEN pour l’ouverture des journées nationales de l’APMEP et un plaisir de retrouver ses membres.
En ayant fait le choix de Lyon pour ses journées nationales 2016, l’APMEP a délibérément affiché de les placer sous le patronage de la lumière et des Lumières, dans toutes leurs acceptions, depuis les illuminations de la ville de Lyon le 8 décembre de chaque année jusqu’au courant philosophique qui irrigua le monde des idées au 18e siècle en passant bien sûr par l’invention du cinématographe par les frères éponymes Louis et Auguste, non loin d’ici, au cœur du quartier Monplaisir. À titre personnel, mais aussi professionnel, je ne peux que me réjouir du choix du lieu et du thème que je me permettrai de détourner quelque peu pour passer de la question « Comment les mathématiques peuvent-elles éclairer le monde ? » à une autre, certes plus modeste mais non moins exaltante pour les pédagogues que nous sommes, à savoir « Quel nouvel éclairage la réforme de la scolarité obligatoire peut-elle apporter à l’enseignement des mathématiques ? ».
Pour circonscrire mon propos, je me limiterai à deux aspects de cette réforme : les cycles et le socle ; n’étant pas spécialiste de l’enseignement primaire, je m’appuierai essentiellement des exemples attachés au cycle 4 et à la dernière année du cycle 3. J’évoquerai les opportunités que cette double logique, verticale (les cycles) et transversale (le socle), peut offrir pour vivifier l’enseignement de notre discipline, mais je ne pourrai pas faire l’économie d’évoquer les risques potentiels de chacun des deux aspects de cycle et de socle, afin d’éviter certains écueils qui pourraient ensuite faire obstacle à la réussite de l’apprentissage des mathématiques par chaque enfant de notre pays.
I- Les cycles
A) Opportunités
Un cycle, c’est trois années consécutives d’études. Mais un programme de cycle, ce n’est pas la concaténation de 3 programmes annuels. L’absence de prescription quant à la temporalité des acquisitions permet de corriger les défauts d’une trop grande linéarité des apprentissages : ce qui doit être enseigné (mais qui n’est pas nécessairement acquis) en 5e, ce qui doit être enseigné en 4e, etc. Au contraire, le temps long du cycle autorise les anticipations, très tôt dans le cursus, pour préparer une notion future, surtout si elle est délicate, mais aussi les retours, selon des éclairages et des points de vue différents, sur les connaissances, les procédures et les démarches dont le professeur se rend compte, pour certains élèves, qu’elles n’ont pas été acquises ou stabilisées d’une année sur l’autre. Cette logique permet donc de respecter le rythme d’acquisition de chaque élève et de lui proposer le cas échéant un accompagnement adapté. Cette absence de prescription institutionnelle quant à la temporalité des acquisitions confère aussi aux enseignants une plus grande responsabilité individuelle mais surtout collective dans la programmation et la mise en œuvre des contenus à enseigner, puisqu’ils sont libérés du souci de terminer coûte que coûte un programme annuel. Pour assurer cette prise de responsabilité collective, le législateur a d’ailleurs prévu des instances comme les conseils de cycle, d’enseignement et surtout le conseil école collège et un outil, le livret scolaire unique du CP à la troisième.
Par le biais de ces instances, les équipes de professeurs doivent se saisir d’objets de travail comme la conception de leur progression au fil du cycle et définir comment, à partir des attendus de la fin du cycle précédent (point où ils prennent les élèves) et ceux du cycle en cours (point où ils doivent les amener) construire une progression adaptée à leurs élèves.
Dans son acception d’outil professionnel pour les enseignants, le Livret Scolaire Unique a été conçu quant à lui pour consigner des éléments suffisamment explicites afin d’assurer la traçabilité du parcours de l’élève. Encore faut-il que ces éléments renseignent non seulement sur les contenus travaillés (la question du « quoi ? »), mais aussi sur les démarches enseignées (la question du « comment ? ») et sur les raisons des choix didactiques retenus (la question du « pourquoi ? »).
B) Risques
Le risque majeur potentiellement en germe dans le concept pédagogique de cycle est le report à la dernière année de celui-ci des notions jugées les plus délicates. Ce risque est majeur pour le cycle 3, dont les programmes mentionnent les attendus de fin de cycle, donc à la classe de 6e, située de l’autre côté de la « ligne bleue » qui sépare l’école élémentaire du collège.
Une telle attitude serait totalement orthogonale à l’objectif de la logique de cycle, qui est de prendre en compte le temps long des apprentissages. Pour illustrer ce que pourrait être un objet de travail possible en inter cycle, je prendrai l’exemple de l’enseignement de la proportionnalité du CM1 à la troisième. Un enseignement réussi de la proportionnalité doit absolument dépasser l’utilisation, même correcte et à bon escient, d’outils (la règle de trois, les tableaux de proportionnalité, la règle des signes) qui apportent des réponses à la question du « comment ? » pour accéder progressivement, en tenant compte de la maturité cognitive des élèves, à celle du sens (qu’est-ce qu’une situation de proportionnalité ? qu’est-ce qu’une question de non proportionnalité ? Comment la proportionnalité se révèle-t-elle progressivement dans le champ des grandeurs au cycle 3, puis dans celui des nombres, mais aussi de la géométrie, du calcul littéral et des fonctions au cycle 4 ?)
Cet exemple de la proportionnalité permet de faire le lien avec la logique de socle, puisqu’il englobe à la fois plusieurs langages pour penser et communiquer (composante 3 du domaine 1), permet de résoudre des problèmes relevant de systèmes naturels et techniques (domaine 4), contribue à la formation du citoyen (domaine 3) et développe des outils et des méthodes pour apprendre (domaine 2).
II- Le socle
La logique de socle relève d’une double conception.
— La complexité du monde réel dans lequel les problèmes se posent aujourd’hui aux interfaces entre les disciplines.
— Une vision globale de l’individu qu’il s’agit de former pour affronter cette complexité dans sa vie personnelle, sociale et professionnelle.
Cette double conception de la complexité du réel et d’une vision globale de l’individu est développée aujourd’hui aussi bien par des philosophes, des sociologues, des scientifiques comme Edgar Morin (« Les 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur », « Enseigner à vivre »), Michel Serres (le Tiers-instruit) ou encore François Taddéi, directeur du CRI : centre de recherches interdisciplinaires.
La prise en compte dans l’enseignement de cette double nécessité d’aborder le réel dans sa complexité et d’offrir aux élèves une formation globale dans laquelle les disciplines s’intègrent au lieu de se juxtaposer s’est traduite de plusieurs manières : les 5 domaines du socle, mais aussi les parcours éducatifs, et bien sûr les Enseignements Pratiques Interdisciplinaires. Je vais commencer par analyser, toujours sous la double focale des opportunités et des risques, le côté « pratique » de ces enseignements.
Le côté « pratique »
A) Opportunités :
Les aspects concrets et les activités pratiques font partie intégrante de l’enseignement et de l’apprentissage des mathématiques, mais, pour des raisons historiques et culturelles, cet aspect des choses n’a pas toujours été suffisamment pris en compte dans l’enseignement français. C’est donc une opportunité de nature épistémologique que d’affirmer la place des aspects concrets, expérimentaux, notamment basés sur l’utilisation d’outils numériques dans l’enseignement d’une discipline, qui a gardé une image déconnectée du monde réel et de la vie quotidienne.
Une autre particularité des EPI est qu’ils sont centrés sur le développement de l’engagement de l’élève, à travers la réalisation de projets. Ces deux caractéristiques (pratiques et centrés sur l’engagement de l’élève) en font une chance pour insuffler à toute une catégorie d’élèves (ceux qu’on qualifie parfois pudiquement de « peu scolaires ») une attitude positive et une bonne image d’eux-mêmes, à développer chez eux des compétences d’organisation, d’interactivité, d’imagination et de créativité. L’aspect pratique est donc un formidable levier pour enrôler dans les apprentissages mathématiques des élèves a priori plus réceptifs aux projets concrets qu’aux exigences cognitives de l’abstraction et de la généralisation.
B) Risques
Cette double mise en perspective contexte/généralité et concret/abstrait m’amène naturellement à évoquer l’un des risques des EPI s’ils sont mal compris ou mal mis en œuvre. C’est le risque de confondre activité et apprentissage et de laisser croire aux élèves qu’il suffit de faire pour apprendre. N’oublions jamais la leçon de Piaget « Réussir, c’est comprendre en acte, mais apprendre, c’est comprendre en pensée ».
En effet, pour maîtriser une notion mathématique, il ne suffit pas d’être capable de l’utiliser dans un contexte donné. Il faut avoir cerné son champ conceptuel, au sens de Gérard Vergnaud, qui comprend trois volets, que je vais à nouveau illustrer sur l’exemple de la proportionnalité.
— L’ensemble des situations qui donnent du sens au concept : pour la proportionnalité, ce sont les problèmes de prix à l’unité, de recettes de cuisine, de déplacements à vitesse constante, de pourcentages, d’agrandissements-réductions, d’échelles, de situations géométriques mettant en jeu le théorème de Thalès, les triangles semblables ou les homothéties, toutes ces notions figurant au programme des cycles 3 ou 4.
— L’ensemble des invariants sur lesquels repose l’opérationnalité du concept : pour la proportionnalité, il s’agit du passage à l’unité et des propriétés de linéarité.
— L’ensemble des formes langagières et non langagières qui permettent de représenter symboliquement le concept (les fonctions linéaires et leur représentation graphique, les tableaux de proportionnalité, le coefficient de proportionnalité, etc.)
D’où le nécessaire travail de décontextualisation et de conceptualisation des savoirs mis en jeu dans une activité pratique, indispensables pour permettre de saisir la notion mathématique mise en jeu, afin de pouvoir ensuite la transférer dans des contextes différents de son contexte d’introduction.
Des utilisations de la proportionnalité interviennent fréquemment dans d’autres champs disciplinaires que les mathématiques (les échelles de cartes en géographie, les calculs de vitesse supposée constante en EPS, certaines des lois de la physique, etc.). Elles contribuent à donner du sens au concept et à le faire vivre et à l’enrichir (on peut penser par exemple aux erreurs de mesures d’intensité et de puissance électriques qui pourraient contredire le modèle de proportionnalité sous-jacent à la loi d’Ohm). Il n’empêche que le travail progressif de décontextualisation et d’abstraction permettant progressivement de circonscrire le champ conceptuel de la proportionnalité relève de l’expertise mathématique, didactique et pédagogique du professeur de mathématiques.
L’ Interdisciplinarité
A) Opportunités
L’interdisciplinarité est l’utilisation, l’intégration, l’articulation et la coordination de disciplines appropriées dans une approche intégrée d’un problème, chaque discipline apportant son propre angle de vue. Dans l’enseignement, elle offre au moins six opportunités :
— Pratiquer l’interdisciplinarité c’est rapprocher les thématiques abordées à l’école de la complexité du réel, c’est en somme faire rentrer l’école dans la vraie vie. C’est un passage obligé pour dépasser les conditions simplifiantes d’acquisition du savoir. C’est sans doute vrai dans bien des domaines, mais tout particulièrement lorsque l’on aborde des « questions sociétalement vives » comme la santé, le développement durable, la citoyenneté, et tant d’autres questions.
— Pratiquer l’interdisciplinarité change le regard sur les savoirs unitaires. En considérant un même objet sous plusieurs angles, on en perçoit mieux le volume, l’importance. L’interdisciplinarité est à la pédagogie ce que la vision binoculaire, en relief, est à la perception du monde.
— Pratiquer l’interdisciplinarité c’est aussi mieux mettre les savoirs en perspective les uns par rapport aux autres.
— Pratiquer l’interdisciplinarité c’est prendre conscience et mieux assumer des difficultés qui se posent aux élèves et qu’ils ont du mal à résoudre seuls ; la polysémie du vocabulaire par exemple. Lorsqu’on enseigne l’argumentation en lettres ou en sciences, parle-t-on de la même chose ? Quel sens donne-t-on au mot hypothèse ? Et tant d’autres exemples. Prendre conscience de ces difficultés, cela permet soit de les effacer lorsqu’une harmonisation est possible, soit de les assumer consciemment quand c’est la seule solution. On aura beau faire, le mot milieu n’aura jamais le même sens en mathématiques et en biologie, voire en littérature policière.
— Pratiquer l’interdisciplinarité permet aussi de modifier la manière dont les élèves et les professeurs perçoivent les savoirs mathématiques eux-mêmes. Cela les amène à reconsidérer les mathématiques, et plus généralement la science, comme une culture, à explorer la nature des savoirs scientifiques, les stratégies et les limitations, la notion de preuve et le rôle des controverses dans l’élaboration des faits scientifiques.
— Pratiquer l’interdisciplinarité, c’est faire pratiquer une relation aux savoirs qui est celle qui sous-tend la construction des savoirs contemporains, qui se traitent à l’interface des disciplines ; c’est donc ainsi préparer les élèves à être plus tard, au moins pour certains d’entre eux, des acteurs de l’accroissement du savoir humain
B) Risques
Après un tel plaidoyer en faveur de l’interdisciplinarité il convient cependant d’en identifier deux risques.
Le premier est sans doute spécifique aux mathématiques : c’est celui qui consisterait à réduire la contribution des mathématiques à leur utilisation et à laisser croire que cette utilisation pour résoudre un problème concret et contextualisé suffit pour l’apprentissage du concept. Cela nous ramène à un point déjà développé.
Le second risque concerne ce que j’appelle la dilution des savoirs : sans repère disciplinaire, les élèves risquent d’avoir une vision brouillée des apprentissages scolaires dont l’un des objectifs est justement de structurer leur esprit. Et je ne parle pas des parents qui se plaignent déjà de ne pas comprendre ce qui est aujourd’hui enseigné à leurs enfants. S’il n’est pas dans mes intentions de prôner un retour à des cloisons disciplinaires, je milite cependant pour que, dans toute activité interdisciplinaire, une identification claire soit faite de ce qui relève de chaque discipline, en termes de connaissances et de démarches ; par exemple, le concept de preuve, basé sur la démonstration en mathématiques, n’a pas le même statut en sciences expérimentales.
Si nous sommes tous réunis aujourd’hui, c’est parce que nous savons que le long du double parcours d’apprentissage (vertical à l’échelle du cycle) et transversal à l’échelle du socle, il faut des passeurs de lumière, et que ces passeurs de lumière, ce sont les professeurs. Ce sont eux qui créent des étincelles, celles qui brillent dans les yeux des élèves lorsqu’ils découvrent une notion, ce sont eux qui patiemment entretiennent la flamme de la connaissance et passent ensuite le flambeau à d’autres collègues ; ce sont aussi eux qui sont à l’origine de la passion pour les mathématiques qu’éprouvent certains de leurs élèves, passion qui pourra ultérieurement rejaillir en véritable feu d’artifice. Je tiens à saluer tous ces passeurs de lumière qui font la jonction entre la théorie et la pratique, entre leur discipline et les autres, et plus largement entre les savoirs à enseigner et les élèves à instruire.
Je vous souhaite à toutes et à tous de belles journées, nourries de l’apport scientifique des conférences, du travail en ateliers et d’échanges qui, pour être moins formels n’en sont pas moins fructueux. Je vous souhaite également de profiter de cette belle ville de Lyon où la lumière est à la fois interprétée comme élément révélateur d’une tradition séculaire d’une modernité affichée.