Editorial du BGV n° 185 (à paraître) La gueule de bois
Au sortir de nos journées nationales, j’avais envisagé de vous parler de rencontres enthousiasmantes, d’échanges fructueux, de partages de moments forts, véritable fête de l’intelligence comme le fut la conférence inaugurale de Michèle Artigue. Mais des barbares sont passés par là, laissant dans leur sillage de mort, une ombre indélébile sur le plaisir d’être ensemble, prophètes caricaturaux de l’ignorance et de la bêtise. Que ces individus puissent se réclamer de l’Islam me révolte ! Quel rapport ont-ils avec cette civilisation qui a donné aux mathématiques, à la science, à la philosophie, quelques-uns de leurs plus beaux ouvrages ? C’était il y a quelques centaines d’années, c’était donc hier !
Nous étions quelques-uns ce samedi 14 novembre dans notre local parisien pour un comité fantôme. Mais le cœur n’y était pas. Comment travailler dans un Paris aux rues vides, où la moindre sirène faisait redouter le pire ?
Et pourtant, nous le savons bien, céder au découragement reviendrait à donner la victoire à la haine. Pour toutes ces victimes, dont certaines font partie de nos élèves, nous devons montrer à tous les assassins du vivre ensemble, que leurs crimes n’altéreront pas notre détermination à la réflexion, à l’échange, au doute aussi.
A l’heure où plus que jamais le monde prend consistance, où les problèmes économiques, climatiques, écologiques, mais aussi éducatifs deviennent ceux de tous les habitants de la planète, on pourrait être tenté de voir dans les mathématiques un élément précurseur de cette universalité en marche. Michèle Artigue a su nous ramener à une plus juste mesure.
Quoiqu’universelles dans leurs fondements, elles ont des déclinaisons bien différentes suivant les pays. L’anglais est la langue de la science, comme le fut l’arabe en d’autres temps. Et cela laisse des traces. Le support linguistique n’est pas neutre vis-à-vis des concepts qu’il permet d’exprimer. Cela est vrai pour le chercheur, mais sans doute plus encore pour l’enseignant.
On imagine bien comment la culture d’un pays influence les relations entre les maîtres et les élèves. Au travers de petits films, Michèle nous en a donné quelques exemples. Du travail en petit groupe où l’échange est la règle à des classes dont le nombre d’élèves ferait bondir le syndicaliste le moins vindicatif, dans lesquelles règne un silence obséquieux déchiré de temps à autre par la récitation commune de propriétés mathématiques, il y a des années-lumière. Et pourtant ce qui réunit ces univers si différents, c’est que l’on y fait des maths.
Nous en sommes convaincus quand l’on voit sur un tableau recouvert d’idéogrammes, un quadrilatère dont les sommets se nomment là-bas aussi A, B, C et D. Évidemment, malgré des contenus qui nous parlent, il ne s’agit pas exactement des mêmes mathématiques. La façon de les enseigner est évidemment en cause, mais elle n’est pas la seule. Les mots pour dire les mathématiques semblent bien influencer leur réception. Non pas tant parce qu’il y aurait une « meilleure langue » pour enseigner les mathématiques, mais plutôt parce que les mêmes « concepts » ne parleraient pas de la même façon d’une culture à l’autre.
Ce point de vue m’a donné beaucoup d’espoir et c’est pourquoi j’ai choisi de vous en parler. Nombreux sont ceux qui pensent que les mathématiques se réduisent à une suite de chiffres et de symboles, qu’elles n’ont pas « d’âme », et par voie de conséquence que l’ordinateur nous remplacera sans doute d’une façon bien plus efficace dans quelques décennies. Nous pouvons
opposer à ceux-là une approche plus intimiste de la pratique mathématique, une approche dans laquelle les dimensions culturelle et linguistique ne peuvent pas être écartées, une approche plus humaine en définitive.
Les mathématiques dites « modernes » ont eu cette immense prétention de se détacher du sensible pour s’ancrer dans le champ d’une objectivité illusoire qui explique peut-être l’échec de l’entreprise.
Le fait que la science ne s’exprime que d’une « seule voix » en réduit peut-être la richesse.
Le projet d’avoir une jauge universelle pour mesurer les performances des systèmes scolaires en est évidemment relativisé. Les programmes eux-mêmes n’en sortent pas indemnes. Ce qui est considéré comme un passage obligé ici ne l’est plus du tout là-bas ; ce qui relève ici du secondaire, est enseigné là-bas dans le supérieur par exemple. On peut alors se demander si les contenus et l’ordre de leur exposition ont vraiment une importance dans la formation mathématique d’un individu (exception faite peut-être, des passages obligés comme la numération et la figure géométrique).
Si les mathématiques conservent leur belle universalité comme objet d’étude et d’enseignement, faire des mathématiques est aussi pour chacun un acte qui engage des pans entiers de sa personnalité, de sa culture et de sa langue. Trop « transparentes » néanmoins pour pouvoir parler d’amour (ce qui leur évite aussi de parler de haine), pour peu qu’on leur en donne les moyens, déjà au sein de nos classes, elles peuvent être le vecteur d’un échange et d’un dialogue fécond. Et ce dialogue et cet échange qui font tant peur à tous les terroristes.
le 18 novembre 2015