Éditorial du BGV n°221
Le bonnet phrygien et le bonnet d’âne
C’est déjà du passé, comme un fait divers sans importance, mais revenons quand même un peu gratter sous l’écorce. Souvenons-nous, le Figaro Magazine n’a pas mégoté dans son édition du 12 novembre en délivrant à l’École toute entière un magnifique bonnet d’âne. Sous le couvert de quelques témoignages et opinions, dont certains issus de gens bien en place au Ministère, notre belle École si brillamment républicaine serait en pleine dérive « woke ». Nous voilà bien…
Alors en réunion de Bureau, la lecture du dossier nous a secoués. Déjà, il nous a fallu solliciter des ressources fiables pour avoir une définition claire de ce que désigne le « wokisme », ainsi que de certains termes étonnants comme « décolonialisme ». Comme nous sommes suspectés, autant savoir de quel méfait… En premier lieu, rassurons-nous, l’enseignement des mathématiques n’est pas expressément cité. Ouf ! Mais, méfiance, nous pourrions être contaminés tout en l’ignorant. Il fallut aller plus avant. Le dossier journalistique étant de bric et de broc, s’y retrouver n’a pas été chose facile et, bonheur, aucun de nous ne s’y est senti incriminé. Ah ! Voilà au moins une chose sûre, l’APMEP n’est pas poisson à pourrir par la tête.
Bien, toutes ces considérations nous ont suffi pour remettre cette bombinette contre notre Institution à sa juste place. Nous nous sommes remis au travail, il y avait Comité l’après-midi.
Mais cette petite musique mise en mode fanfare fait son effet… et à voir la réponse du Ministre au Sénat à ce propos, on ne se sent pas pour autant tiré d’affaire : les « complotistes » seraient déjà à l’intérieur. Il les a vus. Et il faudra - il a déjà prévenu en octobre - qu’ils « sortent du métier ». Reste à définir le test qui dira qui l’est et qui ne l’est pas. À qui reviendra le bonnet phrygien, à qui le bonnet d’âne ? Rassurons-nous vite, nous avons une bouée de sauvetage : la laïcité. Cela semble novateur. Attention, la laïcité orthodoxe s’entend. Celle véhiculée par la campagne de début septembre : « La laïcité, c’est ça » [1], qui prit pourtant l’eau rapidement. Il faut dire qu’il semble y avoir deux laïcités officielles, et pas tellement isomorphes. Pour le site du gouvernement [2] c’est un principe, pour le Ministère [3], c’est une valeur. Voilà un changement de statut peu anodin.
Pour notre part, nous n’écrivions pas autre chose que l’exigence du partage des valeurs de la République dans l’édito du BGV n°214 de décembre 2020 « Liberté, égalité, fraternité ». Et nous les portons. Soyons sérieux, l’École Publique n’est évidemment ni séparatiste ni communautariste. Elle est encore le lieu principal de l’éducation à la citoyenneté, et parfois un des rares. Fréquentez-vous souvent dans les salles de professeurs des prosélytes de « l’éveillisme » ? Les débats entre collègues demandent plutôt « plus d’école », et plus de moyens de toute nature pour lutter contre les discriminations et le déterminisme social. Nous, enseignants de mathématiques, sommes d’ailleurs plutôt auto-convaincus d’œuvrer à la rationalité des esprits, d’aider à lutter contre les manipulations par les chiffres, contre les rumeurs infondées. Rappelons aussi que la réforme des « maths modernes » avait pour but de ne pas faire dépendre les résultats des élèves de leur contexte social. Les mathématiques, elles aussi, sont républicaines dans une École Républicaine, et nous sommes concernés par toute attaque contre cette dernière.
Le malaise que nous avons ressenti ce samedi-là ne vient pas d’un sentiment de culpabilité qu’on aimerait nous faire porter. Nous sentons plutôt derrière les injonctions un désir toujours plus fort de normalisation du corps enseignant, tout au moins de ses pratiques.
Alors que l’épouvantail du communautarisme est coiffé d’un bonnet à oreilles, qui ne fait peur qu’aux étourneaux, il ne faudrait voir sous le bonnet phrygien qu’une seule tête. Nous ne sommes pas bien certains de vouloir y glisser la nôtre.