Bulletin Vert no 451
mars — avril 2004
Editorial du Bulletin 451 Les mathématiques sont-elles utiles aux futurs citoyens ?
Lors de la rencontre « APMEP - commission du grand débat sur l’Ecole », Claude THELOT nous fit part de son inquiétude pour les mathématiques : « Elles ne sont pas, de manière évidente, utiles au futur citoyen ; cela reste à démontrer ! », nous a-t-il dit. Cette phrase ne cesse de m’interpeller : nous devons démontrer que l’enseignement de notre matière est utile au futur citoyen ! Demande-t-on aux historiens, aux littéraires, aux philosophes de justifier leur enseignement ? Si oui, cela revient à poser la question suivante : « Une culture générale est-elle utile au futur citoyen ? » Inquiétant, mais non surprenant, le gouvernement actuel ne vient-il pas, successivement, de diminuer, de manière drastique, les crédits de la recherche et le nombre de postes aux concours de recrutements des professeurs, de mettre en danger l’exception culturelle française en s’attaquant aux statuts des intermittents du spectacle, etc...?
Les notions d’utilité et de citoyen méritent d’ailleurs d’être clarifiées. Une chose est utile en fonction d’un besoin ; une bouée, par exemple, est utile au marin, mais ne sera d’aucun secours à l’alpiniste. C’est au politique (au sens vie de la cité), c’est-à-dire à nous tous, de définir le citoyen. Nous supposerons donc que nous sommes en démocratie et que « L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». (Article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme).
PLATON, ARISTOTE, DESCARTES, PASCAL, CONDORCET, D’ALEMBERT, POINCARE, et bien d’autres, ont admirablement démontré la nécessité d’enseigner les mathématiques. Mais je crois que cette nécessité est de moins en moins lisible et évidente, car nous vivons une époque où l’utilité de toute chose doit apparaître rapidement. On veut bien accorder aux mathématiques certains bienfaits comme l’apprentissage du raisonnement, mais on veut surtout qu’elles servent dans « la vie de tous les jours ».
N’y a-t-il pas alors confusion entre deux aspects différents des mathématiques ? OZANAM [1], dans son dictionnaire mathématique, montre qu’il y a deux sortes de mathématiques : la spéculative [2] et la pratique [3]. Plus près de nous, André REVUZ [4] parle des idées et des techniques [5]. Bien que, chez ces auteurs, ces notions ne soient pas respectivement identiques, je pense que l’utilité des mathématiques souhaitée par les élèves et la société, est celle essentiellement des techniques et de leurs applications pratiques.
Mathématiques et physiques se construisent en parfaite harmonie. La théorie des distributions est née d’un besoin du physicien DIRAC, mais EINSTEIN utilise des notions purement mathématiques, alors sans applications pratiques, pour ses théories de relativités. En ce sens, les mathématiques sont utiles au physicien.
Plus prosaïquement, savoir compter, manipuler des pourcentages, comprendre les statistiques est utile au citoyen. La tentation est alors très forte, dans un monde gouverné par le profit immédiat, de réduire les mathématiques à ce seul aspect pratique : utiles aux autres matières et pour les besoins quotidiens. Il suffirait donc de n’enseigner que certaines techniques « utiles ».
Mais alors, comment déterminer ce qui est utile. L’exemple d’EINSTEIN montre que, si l’on ne lui avait appris que les techniques utiles de son époque, peut-être ne serait-il pas devenu l’un des plus grands savants du siècle dernier. Car, comme l’affirmait LICHNEROWICZ, on ne se sert jamais que des Mathématiques que l’on connaît.
En outre, réduire les mathématiques à cette « utilitarisme de l’urgence » me paraît bien dangereux pour d’autres raisons. Un ancien ministre de l’Education Nationale, physicien de profession, n’a-t-il pas dit que les ordinateurs sont maintenant capables de remplacer avantageusement les mathématiciens ?
Écoutons André REVUZ : « L’absence de motivation adéquate et l’absence d’idées directrices transforment immanquablement un cours de mathématiques en un fatras de résultats partiels qui dégénèrent très vite en recettes à appliquer automatiquement sans contrôle rationnel possible. [6] »
Enseigner les techniques est certes nécessaire, mais non suffisant. Sinon, notre enseignement se résumerait à la programmation, au sens informatique du terme, de nos élèves. De plus, « si on le fait pour gagner du temps, on le paie cher par des blocages ultérieurs[…] ; si c’est pour faciliter le travail des élèves réputés faibles, on les enfonce dans leur médiocrité [7] ». Nous sommes loin de l’épanouissement de la personnalité humaine.
Rappelons une fois encore ici les positions de l’APMEP :
L’apprentissage des mathématiques doit être centré sur trois objectifs fondamentaux pour l’élève : acquérir des connaissances, être capable de les utiliser et de les réinvestir en situation, développer son autonomie, sa créativité et son esprit critique.
Si le premier point insiste sur les techniques, le troisième relève des idées, le deuxième participant des deux notions.
Prenons un exemple : le compas de Pierre, excellent article du présent bulletin page P. Si l’on donne l’exercice à un élève maîtrisant la notion de dérivée, il saura techniquement le faire, sans trop réfléchir. Mais devons-nous uniquement nous contenter de cela ? Un ordinateur correctement programmé saurait résoudre ce problème par essais successifs. Je pense, au contraire, que l’activité mathématique et le bénéfice apporté à l’élève se situent au moment du changement de perspective : nouvelle position du compas. Là, nous montrons à l’élève que prendre du recul, changer de point de vue, exercer son esprit critique, ne pas être prisonnier de la technique, peut être utile et gratifiant [8].
Les mathématiques pratiques et leurs techniques sont utiles au futur citoyen, mais si l’on veut que ce dernier soit capable de réflexion, d’esprit critique, de créativité et d’autonomie, il ne faut pas s’en contenter. L’enseignement des mathématiques spéculatives et des idées qui les ordonnent et les gouvernent deviennent elles aussi utiles au futur citoyen.
Pour l’honneur de l’esprit humain, comme le rappelait Jean DIEUDONNE.