Bulletin Vert no 455
novembre — décembre 2004
Editorial du Bulletin 455 Mathématiques inutiles, mathématique indispensable
Nous avons tous eu à répondre, au cours de notre carrière de professeur de mathématiques, à ce genre de question d’élève : « à quoi va-t-il me servir plus tard de savoir qu’il existe des nombres réels irrationnels ? ».
En apparence, il n’est pas scandaleux de répondre : « à rien ». À rien, car tous les nombres utilisés quotidiennement sont ce que, nous, mathématiciens appelons rationnels [1].
Or, la découverte de ces « nombres irrationnels qui ne servent à rien » pourraient bien être à l’origine des mathématiques et même l’une des caractéristiques essentielles de l’esprit humain. Pressentir que deux grandeurs aussi liées que le côté et la diagonale d’un carré ne peuvent être mesurées avec la même unité demanda intelligence et imagination. Et du courage aussi, car c’était s’opposer au « bon » sens commun, à l’opinion publique. Il fallut donc le démontrer pour convaincre, soi-même d’abord, les autres ensuite. Aussi, au delà de l’irruption de ces « nombres irrationnels », l’important est la naissance d’un nouveau type de discours, raisonné, créatif, anti-dogmatique. L’homme découvre la puissance du raisonnement. La connaissance peut alors remplacer la croyance. Les mathématiques sont la science du raisonnement objectivement validable.
Très longtemps, mathématique fut ainsi synonyme de science. Pour expliquer les phénomènes naturels, l’homme, délaissant les mythes et la religion, car ayant appris à raisonner, construit des théories, des modèles qu’il valide ensuite par l’expérience. Ainsi d’Archimède, de Galilée, de Newton, de Poincaré et d’Einstein ... Or certains voudraient aujourd’hui nous faire croire que ce temps est révolu et que « les grandes sciences (biologie, informatique, chimie par exemple) se développent en dehors d[es mathématiques] [2] ». Aurions-nous des instruments suffisamment puissants pour appréhender directement les quantités infiniment grandes ou infiniment petites ? Les physiciens, les biologistes, les chimistes et les informaticiens ne raisonneraient-ils plus ? N’utiliseraient-ils plus de modèles mathématiques ? Par quoi auraient-ils donc remplacé le raisonnement ? Auraient-ils recours aux seuls « résultats » mathématiques sans pouvoir réellement s’assurer de la pertinence de leur utilisation et sans connaître toutes leurs potentialités ? Il y aurait alors risque de scléroses, voire d’égarements comme on le constate en sciences économiques.
Mais allons encore plus loin. Osons affirmer que « sans mathématiques, pas de démocratie ! ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la démocratie et les mathématiques dites hypothético-déductives, sont toutes deux apparues au même endroit : la Grèce. Grâce au discours raisonné, l’homme peut argumenter, convaincre les autres de la justesse de sa position. Mais aussi, traquer le mensonge et l’imposture. Le dialogue peut s’instaurer. Pour que la démocratie puisse fonctionner, il est indispensable que chaque citoyen puisse participer lucidement au débat. Il doit être formé au raisonnement. Dès lors, quoi donc de plus naturel que de lui faire connaître et pratiquer lesmathématiques ?
Or, quand notre ministre parle de socle commun de connaissances , il semblerait n’y inclure, en fait demathématiques, que le « calcul ». Ce ministre oublierait-il l’apport essentiel d’un enseignement réussi des mathématiques auquel ne cesse de travailler l’A.P.M.E.P. : savoir raisonner correctement, c’est-à-dire : savoir - ne serait-ce qu’à une modeste échelle - analyser une situation, poser un problème, rechercher des exemples - ou utiliser des contre-exemples -, se documenter, jauger les outils disponibles, essayer sans se lasser, argumenter, démontrer, en évaluant la pertinence des méthodes et des résultats.
D’autre part, croire que l’informatique remplacera avantageusement le professeur, est une attitude irrationnelle : l’homme et la machine sont dans leurs modes d’intervention, plus encore incommensurables que la diagonale et le côté du carré ! Si la machine sait calculer, valider un résultat, elle ne saura sûrement jamais conduire un raisonnement, le valider et encore moins l’enseigner, ne serait-ce que parce qu’elle manquera toujours d’imagination.
À défaut de réponses officielles satisfaisantes à nos inquiétudes, et d’actes en conséquence, et pour peu que le rôle formateur d’autres disciplines soit également battu en brèche, nous serions en droit de penser que notre démocratie, alors plus apparente que réelle, serait en danger.