Bulletin Vert n°400
septembre 1995

La perte des sens, essence des Maths

Une histoire algébrique

Il était une fois trois secrétaires (M, N, A) dans un bureau.

C’était la pause de midi, à l’heure bénie où la courte vacance du labeur est propice à la communication et à la liberté des échanges …

Je rentrai dans le bureau avec le premier numéro de "Maths et malices" dont j’étais très fier, et je le leur laissai sans arrière-pensée.

deledicq

J’ai eu la chance de pouvoir quitter la pièce tout en continuant à suivre les conversations (Que cela me soit pardonné ! … ) qui tournèrent autour d’un problème assez connu :

Une bouteille et son bouchon pèsent 110 g.
La bouteille pèse 100 g de plus que le bouchon.
Combien pèse le bouchon ?

Le problème est rigolo parce qu’on pense immédiatement à répondre 10 g et que l’on est heureux de repérer alors le piège dit de "l’âge du capitaine" (i.e. répondre en effectuant la première opération qui se présente à l’esprit sans contrôler la signification de ses termes).

Après quelques discussions, l’une des trois protagonistes proposa de mettre des $x$ :

A : « Si $x$ est le poids du bouchon, disait-elle, alors la bouteille pèse $x$ + 100, et le tout pèse $x$ + ($x$ + 100) que l’énoncé nous dit égal à 110 ».
 
Je suppose qu’elle a dû alors écrire ceci :
$x$ + ($x$ + 100) = 110
2$x$+ 100= 110
2$x$= 110-100= 10
d’où $x$ = 5
 
car j’entendis alors l’une des deux autres dire :
 
M : « Mais tu as écrit là 2$x$ + 100 = 110. Tu as mis 2$x$ et $x$ est le poids d’un bouchon. Or, je ne vois pas deux bouchons. Je n’en vois qu’un ! Je ne comprends pas ce que cela veut dire. »

Aujourd’hui, je suis sûr que l’ange de la didactique devait planer au-dessus de la machine à écrire pour mettre mes yeux, aussi clairement, devant l’Obstacle majeur à l’apprentissage des mathématiques [1]

Il me semble en effet que, lorsque M. dit "Je ne comprends pas", elle reproduit l’attitude de millions d’élèves ; ils cherchent à "comprendre" ce qui n’a pas à être "compris" et qui ne peut pas être compris : l’écriture signe à signe d’un discours purement mathématique.

Les maths et le sentiment de compréhension

Le discours mathématique formel n’a en effet qu’à obéir à certaines règles internes et il est hors de question que son déroulement intégral puisse être saisi par référence à un sens, à une situation qui lui donnerait sa signification. Car s’il y avait une totale correspondance entre l’écriture mathématique mot à mot et la situation qu’elle est censée traduire, il n’y aurait pas besoin de mathématiques. On pourrait se contenter de parler le langage de la situation. Ce qui fait la puissance des mathématiques, c’est justement la perte de sens pendant le nécessaire temps de la manipulation syntaxique. C’est alors que doivent s’écrire ou se dire un certain nombre de choses, sans signification dans la réalité mais utiles à la résolution du problème [2].

Il en en est ainsi pour le passage par 2$x$, sans qu’il soit nécessaire de disposer de 2 bouchons, comme pour le passage par des nombres négatifs ou fractionnaires en attendant de retomber les pieds sur terre, avec de bons nombres entiers positifs, dans la résolution de nombreux problèmes mis en équation …

On comprend très bien que l’abandon du sens soit un véritable obstacle car cela n’est pas du tout prudent et la volonté de conservation du sens est presque partout, ailleurs, une règle de conduite efficace et qui a fait ses preuves.

La familiarisation avec cette perte de sens des manipulations algébriques devrait être une activité essentielle de l’apprentissage des mathématiques : ainsi éviterait-on certains des blocages les plus importants qui engendrent le rejet (hélas trop répandu) de la culture mathématique. Ce qu’il faut donner aux élèves, ce n’est pas le sentiment de compréhension mais le sentiment de confiance dans le fait que les manipulations algébriques sont légitimes pour trouver la solution au problème posé.

Et, il vaut mieux en être conscient, il y a deux légitimités dont il faut persuader les élèves :

  • Celle relative à la traduction d’une situation (dite concrète ou réelle) par des relations exprimées en langage mathématique. C’est là, au niveau de la mise en équation, que l’on doit être attentif au sens et c’est là qu’il faut véritablement comprendre quelque chose. La même compréhension doit être présente, une deuxième fois, dans l’interprétation pratique des résultats numériques.
  • Celle relative aux manipulations algébriques elles-mêmes. Cette légitimité là ne se gagne que par l’efficacité technique qu’elles apportent et pas du tout par une compréhension, laquelle n’est qu’une entrave à l’apprentissage technique. Tout au plus, est-on obligé, pour éviter un parachutage qui serait mal perçu, de montrer, sur des exemples très simples, que ces manipulations peuvent prendre un sens (par exemple, on évoque les deux plateaux d’une balance à chacun desquels sont associés les deux membres d’une inégalité) ; mais il s’agit là d’une commodité "pédagogique".

Une histoire géométrique

Il était une autre fois, en géométrie cette fois (ce qui est plus rare), une situation magnifique où la nécessité de perte de sens apparaît avec une flamboyante évidence.

Il s’agit encore d’un de ces problèmes qu’on peut poser en buvant le café avec des amis sur une table de bureau.

Problème

Deledicq-2

On dispose d’une soucoupe, d’un crayon et d’un papier.

On trace un cercle avec la soucoupe et on y marque un point A.

Avec la soucoupe pour tout instrument, marquer le point diamétralement opposé au point A.

Solution :

Deledicq-3

La solution consiste à tracer successivement un certain nombre de cercles, comme le montre la figure ci-contre, où les cercles $C_{1}, C_{2}, C_{3}, C_{4} $ sont tracés successivement.

Pour persuader quiconque du bien-fondé de la solution, il faut très clairement passer ici par les deux types de légitimation invoqués au paragraphe précédent : - Concernant la traduction de la situation par une relation formelle, il faut "comprendre" le sens du théorème suivant :

Deledicq-4

Lorsque deux cercles de centre 0 et 01, de même rayon se coupent en A et AI’ on écrit : $\overrightarrow{OA} =\overrightarrow{A_{1}O_{1}} $ [3]

Et cette écriture veut dire que $\overrightarrow{OA}$ et $\overrightarrow{A_{1}O_{1}} $ "sont" deux "segments dirigés" de même longueur, portés par des droites parallèles et "de même sens". Il n’est pas besoin ici de plus de "calcul vectoriel" pour comprendre ce qui va suivre de l’emploi de cette notation. - Ensuite, il faut se contenter de traduire mécaniquement ce qui se passe pour chaque paire de cercles et d’appliquer la transitivité de l’égalité.

Le mieux est de faire un tableau :

Cercles Centres des cercles Points d’intersection Égalités [4]
$C$ et $C_{1}$ $O$ et $O_{1}$ $A$ et $A_{1}$ $\overrightarrow{OA} =\overrightarrow{A_{1}O_{1}} $
$C_{1}$ et $C_{2}$ $O_{1}$ et $O_{2}$ $A_{1}$ et $A_{2}$ $\overrightarrow{A_{1} O_{1}} =\overrightarrow{O_{2}A_{2}} $
$C_{2}$ et $C_{3}$ $O_{2}$ et $O_{3}$ $A_{2}$ et $A_{3}$ $\overrightarrow{O_{2}A_{2}} =\overrightarrow{A_{3}O_{3}} $
$C_{3}$ et $C$ $O_{3}$ et $O$ $B$
$C_{4}$ et $C_{3}$ $C_{4}$ et $C_{3}$ $A_{3}$ et $B$ $\overrightarrow{A_{3}O_{3}} =\overrightarrow{O_{4}B} $
$C_{4}$ et $C$ $O_{4}$ et $O$ $B$ et $A’$ $\overrightarrow{O_{4}B} =\overrightarrow{A’O} $

En lisant les égalités successives, et sans comprendre surtout, car la situation dessinée est totalement inextricable, on conclut que : $\overrightarrow{OA} =\overrightarrow{A’O}$ .

Et donc, en redonnant du sens à cette relation : $\overrightarrow{OA}$ et $\overrightarrow{A’O}$ sont deux "segments dirigés" de même longueur sur la même droite passant par 0, et de même sens.

Deledicq-5

A’ est donc bien le point diamétralement opposé à A sur le cercle C.

C.Q.F.D. et magnifique.

 

Notes

[1Pour la notion d’obstacle, voir Gaston Bachelard, « La formation de l’esprit scientifique », Vrin 1938.
Guy Brousseau l’a repris dans « Les obstacles épistémologiques et la didactique des maths » Cirade-Montréal 1988.
Pour ma part, je parle « d’obstacle » pour qualifier toute difficulté d’apprentissage due à une connaissance préalable et non à une méconnaissance ou à une insuffisance de connaissance (due donc à un acquis positif de l’apprenant plutôt qu’à un manque de connaissance ou de savoir faire).

[2C’est le temps de la « magie », le temps du « vide » pendant lequel la majorité de la matière s’efface et se dissout dans les idéalités qui lui ressemblent.

[3L’égalité à écrire consiste à mettre le nom de chaque centre de chaque côté du signe =, de même pour le nom d’un point d’intersection, l’ordre de ces deux noms n’étant pas le même dans chaque membre.

[4L’égalité à écrire consiste à mettre le nom de chaque centre de chaque côté du signe =, de même pour le nom d’un point d’intersection, l’ordre de ces deux noms n’étant pas le même dans chaque membre.

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