Bulletin Vert n°471
bulletin spécial Journées Nationales
Clermont-Ferrand 2006
Les mathématiques à l’école pour une révolution épistémologique et didactique
Yves Chevallard [1]
Parce qu’il prend terriblement au
sérieux l’utopie et sa réalisation, il
n’est pas un utopiste, mais il regarde la
réalité en face, telle qu’elle est, pour ne
pas se laisser abêtir par elle.
1. Le discrédit des mathématiques
Il est deux manières au moins de recevoir les savoirs transmis par l’école aux
générations montantes : soit comme donnant une clé du monde précieuse entre
toutes, soit comme un prix à payer pour entrer dans le monde avant peut-être de faire
litière de toutes ces connaissances que l’école prétendait nous apporter. Ces credo
opposés sont de toujours sans doute ; mais l’un ou l’autre domine. Voici donc le
problème que je souhaite aborder ici : sous quelles conditions pouvons-nous croire,
et sous quelles conditions les générations montantes peuvent-elles être amenées à
croire, non pas tant en l’école elle-même qu’en ces connaissances et savoirs qu’on
prétend y transmettre ?
Le crédit accordé aux savoirs enseignés varie, à un moment donné, selon les savoirs.
En particulier, tous les savoirs inscrits au répertoire de l’école ne pâtissent pas du
même discrédit. L’analyse effectuée par une équipe de sociologues coordonnée par
Roger Establet sur les résultats de la consultation nationale sur le thème « Quels
savoirs enseigner au lycée ? » est à cet égard instructive [2].
Voici un graphique (op.
cit., p. 65) montrant les « différences entre les citations positives et les citations
négatives » à propos des principales disciplines enseignées dans les voies générales
et technologiques.
Là où les sciences sociales reçoivent 78 % de citations positives et 22 % de citations
négatives (la différence est donc de +56 points), les mathématiques sont citées
positivement dans 27 % des cas, négativement dans 73 % : la différence est négative,
égale à −46 points ! Plus largement, l’observation clinique de la société porte à
penser que tout semble se passer comme si, culturellement (mais non bien sûr
réellement), les savoirs mathématiques ne comptaient guère aujourd’hui |
2. Concepts en déshérence : l’exemple de la proportionnalité
Le comte Pietro Verri (1728-1797), aristocrate milanais, homme des Lumières, épris
d’action autant que de réflexion, fait paraître en 1771 un maître ouvrage d’économie
politique qui en fait un précurseur de la révolution marginaliste. Lorsqu’il lit cet
opus, Condorcet (1743-1794) prend sa plume et adresse à l’auteur l’observation que
voici.
Pardonnez, Monsieur, si un géomètre a osé vous faire une observation sur un endroit de votre livre où vous employez le langage de la géométrie. Vous dites que le prix est en raison inverse du nombre des vendeurs, et en raison directe de celui des acheteurs. Je sais bien que le prix augmente quand le nombre des acheteurs augmente, et qu’il diminue quand celui des vendeurs s’accroît ; mais est-ce le même rapport ? C’est ce que je ne crois pas. Ainsi le langage géométrique dans ce cas, et dans tous les autres de cette espèce, bien loin de conduire à des idées plus précises, me semble induire en erreur ; on se dit que l’auteur se serait contenté du langage ordinaire, s’il n’avait pas entendu parler d’une proposition rigoureusement exacte.
Je traduis : il n’existe pas que deux types de relation fonctionnelle entre deux
grandeurs x et y, à savoir la proportionnalité (directe) et la proportionnalité inverse.
En vérité, pendant des siècles, pour qui n’a qu’une première teinture de
mathématiques – celle que donne l’enseignement primaire –, toute relation
fonctionnelle entre deux grandeurs x et y est censée être de proportionnalité directe
ou d’inverse proportionnalité, en sorte qu’il suffit de distinguer un cas de l’autre en
se demandant si, lorsque x croît, y croît ou, au contraire, décroît.
Où en est-on
aujourd’hui ? J’ouvre un livre récemment paru, au demeurant fort éclairant sur la
triste exploitation politicienne du débat sur l’enseignement de la lecture à l’école [3] ;
et je tombe sur ce passage (op. cit., p. 63) :
« Même si l’on ne grignote que quelques points, en passant de l5 % à 11 % des élèves en difficultés à l’entrée en sixième, ce sera toujours ça de gagné », affirme sans l’ombre d’un complexe un conseiller ministériel qui donne l’impression qu’il s’agit de compter des mètres cubes dans un espace de stockage. Le gain espéré d’électeurs serait-il inversement proportionnel à la réduction du nombre d’élèves en difficulté ?
Bien entendu, ce que peuvent espérer les politiques, c’est que le gain d’électeurs soit
proportionnel à la réduction du nombre d’élèves en difficulté ; que, donc, lorsque
cette réduction est de 4 %, ce gain soit deux fois supérieur à celui que leur vaudrait
une réduction de 2%, etc. Ici. « inversement proportionnel » n’est rien d’autre,
semble-t-il, qu’un superlatif : introduire l’adverbe intrus, « inversement », c’est user
d’une formulation plus épicée, davantage susceptible de frapper l’imagination du
lecteur, faute de s’adresser à sa raison. Les mathématiques ne comptent pas. Elles
fournissent de rares images frelatées, tel ce « plus grand dénominateur commun »
qu’évoquent de loin en loin quelques journalistes. Il y a longtemps, il est vrai, que
l’inverse proportionnalité n’est plus un objet d’étude officiel de la scolarité
obligatoire à la française. Voici un autre exemple que, sous le titre La cerise sur le
ghetto, un hebdomadaire satirique bien connu rapporte involontairement [4] :
Comment en finir avec les collèges-ghettos, points noirs de la carte scolaire ? Sarkozy
veut en raser une bonne partie, et Xavier Darcos (UMP) cite l’exemple d’un
établissement, démoli à Bergerac, et dont les élèves ont réintégré avec succès les autres
collèges de la ville. Moins radicale, la principale d’un établissement du nord de la
France a réclamé un nouveau découpage de son secteur, qui réduirait ses effectifs.
« Une solution rarement suggérée par mes collègues, dit-elle en souriant, car notre
traitement est proportionnel au nombre d’élèves ! »
Un traitement proportionnel au nombre d’élèves ? On peut en douter. Ce que veut
signifier ce chef d’établissement, c’est sans doute que le traitement qu’elle perçoit est
une fonction croissante du nombre d’élèves de rétablissement – nous voilà ramenés
au comte Verri ! Si vous pensez que cette observation procède d’un distinguo
inessentiel, que « ce n’est pas important », vous acceptez que les professeurs de
mathématiques s’échinent aujourd’hui, en classe de seconde, à faire entendre les
principales notions concernant les fonctions sans que cela ait le moindre effet sur
l’appréhension commune du monde social ! C’est que, au fond, vous aussi, vous ne
croyez pas que cela compte. Réagir ainsi face aux multiples symptômes d’incrédulité
épistémologique est à mes yeux un autre symptôme, écho d’un mal qui ne touche pas
que les élèves. C’est aussi la matérialisation d’un renoncement que nous n’avons pas
fini de payer. Je m’y arrête un instant, toujours à propos de la proportionnalité.
Depuis des années, la proportionnalité (mais non l’inverse proportionnalité) fait
l’objet, au collège, d’un enseignement à outrance, jusqu’à ce que mort scolaire
s’ensuive, si l’on peut dire. Inutile de préciser que la réception dans la culture
générale française des contenus de savoir ainsi promus de façon obsédante n’est pas
à la hauteur des efforts scolairement consentis. En vérité, il y a longtemps que ces
efforts sont promis à un échec certain : car ce qui s’enseigne sous le nom de
proportionnalité a été détaché de l’ensemble des usages qui en faisaient autrefois le
sel en rendant la chose socialement désirable. Voici un tableau de valeurs relatif à
deux grandeurs liées entre elles par une relation (apparemment) fonctionnelle.
x | 2 | 3,6 | 5,1 | 6,7 | 7,5 |
---|---|---|---|---|---|
y | 2,4 | 4,3 | 6,1 | 8 | 9 |
Au collège, dans la plupart des classes, la question qu’on va aujourd’hui se poser est :
« Est-ce là un “ tableau de proportionnalité ” ? » Ayant observé qu’on a $\frac{2,4}{2}=1,2$
mais que $\frac{4,3}{3,6}=1,194 44...$ , on conclura, impavides, que ce tableau « n’est pas de
proportionnalité », avant de passer à autre chose, à un autre tableau, qui à son tour
sera ou ne sera pas de proportionnalité. Voilà comment on tue un savoir. Car, bien
entendu, la bonne question à poser est celle-ci : peut-on raisonnablement modéliser
la relation entre x et y par une relation de proportionnalité, et si oui, laquelle ? La
réponse à la première question est ici positive (et non pas négative), et l’on peut alors
choisir d’écrire que l’on a ${y} \approx l,2 {x}$, du moins dans la zone que couvre le tableau. Si
l’on voulait compléter ce tableau – qu’on peut supposer d’origine expérimentale – en
essayant de prédire ce que vaudrait y si x valait 5,8, on calculera 1,2 × 5,8 = 6,96 et
on écrira donc que, en ce cas, $y \approx 7$. L’ubiquité de la règle de trois dans la culture
classique était évidemment liée à l’emploi de la proportionnalité pour construire de
semblables modèles approchés, et cela, parfois, de façon un rien risquée. Un exemple
d’aujourd’hui : si je sais que le record du monde masculin du 100 mètres plat est
d’environ 10 secondes, tandis que celui du 200 mètres est d’environ 20 secondes, je
peux tenter d’extrapoler pour me faire une idée de ce que peuvent être les records du
monde du 60 mètres et du 400 mètres. Selon le modèle proportionnel, ils seront de 6
secondes pour le premier, de 40 secondes pour le deuxième. Et je compterai en fait
un peu plus – disons, 10 % de plus – pour l’un et pour l’autre si je « corrige » ce
modèle en considérant le phénomène spécifique modélisé.
De tels usages de la proportionnalité étaient au cœur de l’enseignement classique.
C’est ainsi qu’un auteur prolifique, Théophile Moreux, écrivait avant-guerre ceci [5] :
Les règles énoncées sont applicables toutes les fois qu’il y a proportionnalité entre des
nombres ou des grandeurs. Les cas de ce genre sont nombreux surtout en Géométrie
et en Physique. En voici quelques cas :Deux rectangles de même base ont des surfaces proportionnelles à leurs hauteurs.
Deux circonférences sont proportionnelles à leurs diamètres et à leurs rayons.
Dans le mouvement régulier ou uniforme, les espaces parcourus sont proportionnels aux temps, c’est-à-dire que si le temps est trois fois plus long l’espace parcouru sera trois fois plus grand.
Tout ceci est exact et rigoureusement exact, mais il n’en est pas toujours de même dans
la pratique. On admet en effet qu’un salaire doit être proportionnel au temps consacré
par l’ouvrier à faire son travail ; et ceci est une pure convention. En fait, tout le monde
sait qu’un ouvrier ne travaille pas toujours avec la même ardeur ; il y a des heures où
son activité est plus grande ou plus ralentie. De même on admet que 3 ouvriers font 3
fois plus de travail qu’un seul, mais les entrepreneurs qui occupent des ouvriers
n’ignorent pas cependant que pratiquement la valeur des hommes qu’ils emploient est
toujours différente. On pourrait continuer longtemps sur ce thème ; ce que nous avons
dit suffit pour la démonstration.
Dans les mêmes années, les auteurs d’une Arithmétique pour les écoles primaires
supérieures, A. Marijon et A. Péquignot, soulignent ce fait qu’un modèle linéaire
n’est souvent acceptable que dans une plage de valeurs déterminée des variables x
et y [6] :
Pour des charges qui ne dépassent pas 80 grammes, l’allongement du ressort est proportionnel à la charge. En désignant l’allongement par a, la charge par p, on a : a = pk, k étant un coefficient constant. Ce coefficient représente l’allongement correspondant à la charge de 1 gramme. Pour des charges supérieures à 80 grammes, l’allongement est plus grand que celui qui serait calculé par la formule a = pk. D’ailleurs pour des charges trop fortes le ressort subirait des déformations permanentes ou se briserait. Nous avons là un exemple de proportionnalité de deux grandeurs qui n’est réalisée que dans de certaines limites.
On comprend ainsi l’utilité de la règle de trois. On doit vider un bassin pour le
nettoyer ; la hauteur de l’eau est d’environ 1,20 m. Ayant ouvert l’unique conduit qui
permet de vider le bassin, on observe que, au bout d’un quart d’heure, l’eau a baissé
d’à peu près 10 cm. En modélisant la relation entre le temps t pendant lequel l’eau
s’écoule et la quantité q d’eau écoulée par un modèle linéaire , on peut
conclure que l’on pourra revenir pour nettoyer le bassin dans environ $\frac{120-10}{10}$
quarts d’heures, soit 11 quarts heures ou 2 h 45 min. En décidant de ne revenir que
3 heures plus tard, on est sûr de trouver le bassin entièrement vidé.
3. Des mathématiques mixtes à la « purification épistémologique »
L’exemple précédent illustre en vérité un phénomène historique de grande ampleur
et de longue durée. Partons du commencement : à partir de 1600 environ, deux ordres
de savoirs mathématiques sont reconnus : d’un côté, des sciences mathématiques
pures, et, d’un autre côté, ce qu’on appellera longtemps des sciences mathématiques
mixtes (expression qui sera supplantée au cours du XIXe siècle par celle de
mathématiques appliquées). Dans un article qu’il rédige pour l’Encyclopédie ou
Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers (1751-1772), d’Alembert
écrit :
Les Mathématiques se divisent en deux classes ; la première, qu’on appelle
Mathématiques pures, considère les propriétés de la grandeur d’une manière abstraite :
or la grandeur sous ce point de vue, est ou calculable, ou mesurable : dans le premier
cas, elle est représentée par des nombres ; dans le second, par l’étendue : dans le
premier cas, les Mathématiques pures s’appellent Arithmétique, dans le second,
Géométrie [...] La seconde classe s’appelle Mathématiques mixtes ; elle a pour objet
les propriétés de la grandeur concrète, en tant qu’elle est mesurable ou calculable ;
nous disons de la grandeur concrète, c’est-à-dire, de la grandeur envisagée dans
certains corps ou sujets particuliers [...]. Du nombre des Mathématiques mixtes, sont
la Méchanique, l’Optique, l’Astronomie, la Géographie, la Chronologie,
l’Architecture militaire, l’Hydrostatique, l’Hydraulique, l’Hydrographie ou
Navigation, &c.
L’idée à la base de la notion de mathématiques mixtes est précisée dans l’article
APPLICATION de l’Encyclopédie, où d’Alembert prend pour exemple de
mathématique mixte la « catoptrique », soit l’optique des miroirs.
Une seule observation ou expérience donne souvent toute une science. Supposez, comme on le sait par l’expérience, que les rayons de lumière se réfléchissent en faisant l’angle d’incidence égal à l’angle de réflexion, vous aurez toute la Catoptrique [...]. Cette expérience une fois admise, la Catoptrique devient une science purement géométrique, puisqu’elle se réduit à comparer des angles et des lignes [...]. Il en est de même d’une infinité d’autres.
Le curriculum mathématique demeurera longtemps marqué par la tradition des
mathématiques mixtes. Il y a quelques décennies encore, la statique figurait au
programme de mathématiques des classes terminales, avec, notamment, le thème des
machines simples (levier, treuil, cabestan, bascule du commerce, poulies, palan,
moufle, etc.), qui ne disparaîtra des programmes de mathématiques qu’au début des
années 1960. La tradition d’ouverture épistémologique est bien illustrée par le
programme de mathématiques du 10 juillet 1925 pour les « classes de
mathématiques » (c’est-à-dire pour les classes terminales scientifiques). Ce
programme se divise alors en huit domaines. Les quatre premiers domaines
(arithmétique, algèbre, trigonométrie, géométrie) relèvent pour l’essentiel des
mathématiques pures, tout en contenant certains thèmes appliqués traditionnels,
relevant en particulier des mathématiques financières (intérêts composés, annuités,
etc.). Les quatre autres domaines, « mixtes », seraient regardés aujourd’hui par
nombre de professeurs de mathématiques comme étrangers à leur compétence
« naturelle » : géométrie descriptive et géométrie cotée, cinématique, statique,
cosmographie.
Ce menu très ouvert va peu à peu se réduire. Les auteurs d’un ouvrage de préparation
au baccalauréat du début des années 1940 notent ainsi :
Le programme relatif à la Géométrie Descriptive et à la Géométrie Cotée du Cours de Mathématiques Élémentaires est très restreint et prête peu aux problèmes. En fait, depuis 10 ans, le nombre de problèmes donnés sur ce sujet aux Examens est à peu près nul.
Certaines parties « mixtes » résisteront plus longuement : la cinématique survit ainsi
jusqu’au milieu des années 1980. L’astronomie (ou cosmographie) disparaît dans les
années 1960 tout en se survivant dans les classes terminales littéraires, d’où elle ne
sera chassée que par le programme de 1994. La part prise par les professeurs dans
cette évolution n’est sans doute pas nulle. Car une certaine liberté de choix et de
traitement des contenus leur est laissée. Dans un ancien manuel d’Algèbre et
géométrie pour la classe de Cinquième, Camille Lebossé et Corentin Hémery
prennent ainsi soin de préciser que, aux termes du programme en vigueur, les notions
d’astronomie figurant dans leur ouvrage « constituent un cadre très large et non un
programme dont il s’agirait de fixer intégralement tous les chapitres », et que
l’enseignement prodigué doit être adapté « au niveau des élèves, aux goûts qu’ils
manifestent et aux moyens matériels dont on disposera » : nous sommes en 1958.
Hier comme aujourd’hui, ce libéralisme scolaire, qui prend la place d’un pacte
d’instruction explicitement débattu, favorise les évolutions clandestines, jusqu’au
jour où il faut se rendre à l’évidence : l’enseignement correspondant se meurt,
l’enseignement correspondant est mort !
Le phénomène de purification épistémologique – c’est-à-dire l’exclusion de ce non-mathématique
sans lequel le mathématique a du mal à vivre – n’est certes pas qu’un
fait scolaire. Dans la sphère savante, le XIXe siècle voit en fait l’étiolement des
mathématiques mixtes. Les domaines que les mathématiques avaient « colonisés »
depuis 1600 environ prennent peu à peu leur indépendance et deviennent des
sciences autonomes, qui s’affranchissent de l’allégeance officielle aux
mathématiciens. Les « mélanges » physico-mathématiques chers à d’Alembert
semblent devenus instables, et leurs composants se séparent. Après 1970, non
seulement le curriculum mathématique scolaire va perdre peu à peu tous ses
« territoires » pour se réduire au pré carré des mathématiques « pures », mais une
idéologie de la pureté mathématique s’installe qui traite le reste du monde et ses
besoins mathématiques comme un univers d’opérette, qu’on évoque quelquefois,
pour tromper l’austérité de mathématiques confinées, mais qu’on ne prend plus guère
au sérieux.
4. L’immotivation des mathématiques enseignées et la doctrine de l’art pour l’art
Il y a belle lurette qu’on n’étudie plus que par hasard, dans la classe de
mathématiques, les usages extramathématiques autrefois les plus classiques des
mathématiques étudiées. Mais un nouvel effondrement guette. Peu à peu. les usages
intramathématiques eux-mêmes deviennent méconnus, en sorte que l’univers
mathématique enseigné est désormais largement immotivé. On touche ici au thème
de l’utilité des savoirs, de leurs raisons d’être, de leur motivation, sur lequel je
m’arrête maintenant. À la rentrée 1971, la réforme des mathématiques modernes
touche la classe de Quatrième. D’une façon générale, la commotion due à la réforme
a fait voler en éclats l’évidence de la matière enseignée. Pourquoi ceci et non pas
cela ? Pourquoi cela plutôt que rien ? Telles sont, je le note en passant, les questions
génératrices de la théorie de la transposition didactique, qui va émerger dans les
années suivantes [7].
Pourquoi, en Quatrième, écrire $x^{2}-y^{2} = (x -y) (x + y)$
mais non,
par exemple, du moins si $x \geq0$,
$ x^{2}-x= (x-\sqrt{x}) (x+\sqrt{x})$ ?
Pourquoi ces
arrangements-là et pas d’autres ? La réponse n’est pas si évidente, même si elle est
relativement simple à énoncer. Pourquoi écrire $ x^{2}-x= (x-\sqrt{x}) (x+\sqrt{x})$ où$x \geq0$ ?
La réponse possible est double. Première réponse : parce que cette égalité est utile,
dans sa spécificité (il s’agit de cette égalité-là, non de l’égalité plus générale
$x^{2}-y^{2} = (x -y) (x + y)$
) ; parce qu’elle sert à quelque chose, de l’ordre de la
connaissance ou de l’action (ou des deux). Par exemple, elle montre que, si $x^2 > x$,
c’est-à-dire si x > 1, alors $\sqrt{x}
cela qu’elle peut avoir été produite. Deuxième réponse : parce qu’il s’agit d’un
vestige, qui avait autrefois une fonction, une utilité, et n’en a plus. En vérité, la
réponse est triple plutôt que double. Car il se peut que la « structure » mathématique
examinée n’ait plus d’utilité du tout.
Maintes fois, pourtant, un autre schéma apparaît, qu’on se doit de souligner :
l’immotivation apparente, vécue comme telle par nombre d’élèves et de professeurs,
tient à la séparation, dans le temps scolaire, de la structure et de ses fonctions :
séparation de ce que c’est et de ce à quoi ça sert. D’abord, on étudie abstraitement la
« machine » ; plus tard, bien trop tard en général, on en découvrira certains usages,
si on les rencontre jamais. On étudie aujourd’hui en Troisième l’identité
$a^2 -b^2 = (a- b) (a + b)$ ; mais c’est en Seconde qu’on aura peut-être à la mettre en
œuvre pour établir le sens de variation de la fonction $x \mapsto \sqrt{x$ (où $x \in\mathbb{R+}$), lequel se
lit sur l’identité :
$ x’ - x"= (\sqrt{x’}- \sqrt{x"} )(\sqrt{x’}+\sqrt{x"})$
Le corpus mathématique tend
ainsi à devenir une galerie où les objets qui sont exposés, et qu’on visite sous la
conduite du professeur, ressemblent fort aux « machines » de Jean Tinguely (1925-
1991), lesquelles avaient le mérite d’avoir été voulues ainsi – comme des structures
dénuées de fonctions. Dans l’enseignement des mathématiques contemporain, on
suppose sans doute que ce qu’on étudie a ou aura des usages, qui en seraient des
raisons d’être. Mais, en bien des cas, on ne sait plus dire lesquels. Pourquoi par
exemple la notion d’angle ? Pourquoi les triangles ? Pourquoi le concours des
médianes (ou des hauteurs, etc.) ? Pourquoi les angles saillants et les angles
rentrants ? Pourquoi les polynômes ? Pourquoi les fonctions continues ? Pourquoi les
droites ? Pourquoi le parallélisme de droites ? À cela, nulle réponse explicite, claire,
fondatrice d’un pacte d’étude républicain. Les savoirs mathématiques s’imposent aux
élèves (et aux professeurs) sans que l’on rende jamais raison de leur présence dans le
curriculum, ce qu’il appartiendrait pourtant à la profession de faire (en entendant ici
par profession le vaste collectif des professeurs de mathématiques auxquels
s’ajoutent formateurs, chercheurs, responsables associatifs, etc.).
Pour justifier de ne pas répondre à ces questions et pour justifier – mais la chose n’est
pas dite ainsi – de ne pas savoir y répondre, tout une idéologie s’est mise en place
dans la profession, qui paraît aujourd’hui en être imprégnée profondément. Cette
idéologie repose sur une très courte dogmatique. Le premier précepte en est le dogme
naturaliste : les entités mathématiques seraient « naturelles ». Seule leur étude serait
le fait de l’Homme ; et, si l’on enseigne les angles, ou les triangles, etc., ce serait tout
simplement parce que, « dans la Nature », il existerait des angles, des triangles, etc.
Il s’agit là, pour le dire sans détour, d’un leurre empiriste : la notion de droite, telle
que nous nous sommes accoutumés à nous la représenter, n’est pas dans la Nature ;
c’est nous qui l’y mettons, par un ajout souverain au « donné » naturel. Si l’on en
doute, que l’on ait la curiosité d’observer au microscope le bord d’une feuille de
papier du commerce, grossi par exemple 40 fois (ci-dessous, à gauche), puis 100 fois
(ci-dessous à droite).
Alors que le dogme naturaliste est présent à la manière du sucre dans le café, le
second précepte, le dogme anti-utilitariste, est souvent vociféré : on crie à l’envi haro
sur l’utilité, on dit haut et fort que les savoirs mathématiques ne sont pas des outils,
ou ne sont pas que des outils. Qu’ils sont, tout court. Et que leur étude doit être
dénuée de toute intention utilitaire ! Le débat serait fort long. Je l’abrège. Le mot
d’utilité, le beau mot d’utilité renvoie, certes, à la doctrine de l’utilitarisme, dont il
existe au demeurant des versions opposées [8], mais qui a mauvaise presse en France
depuis au moins Durkheim, et que je ne fais nullement mienne. Je reprends toutefois
ici une précision due à Jeremy Bentham – l’introducteur en anglais du mot utilitarian
(1781) – selon laquelle une action est « conformable to the principle of utility …
when the tendency it has to augment the happiness of the community is greater than
any it has to diminish it ». Le monde bâti par les humains est un monde d’intentions,
où l’intentionnalité est le premier et le dernier moteur, et où l’intention vise la
satisfaction d’un besoin, en général pour le bonheur du plus grand nombre – mais
c’est là, il est vrai, une affaire d’organisation politique de la cité. Que certains parmi
les professeurs aient repris la rhétorique aristocratique du désintéressement, de l’art
pour l’art, du sublime, est à mes yeux le fruit amer d’une adaptation forcée à la
dépossession épistémologique évoquée plus haut – une dépossession que cette
impérieuse rhétorique a sans doute accélérée en la sanctifiant par avance. Du labeur
utile, visant à augmenter le bonheur de chacun et de tous, on passe d’abord au plaisir
qu’apporte le labeur lui-même. Sismographe hypersensible aux idéologies qui
travaillent les couches populaires ayant réussi une certaine ascension sociale, le
philosophe Alain restitue ce mouvement euphorique en une formule bien frappée :
« … le travail utile, note-t-il dans un Propos du 6 novembre 1911, est par lui-même
un plaisir ; par lui-même, et non par les avantages qu’on en retirera. » Notons donc
qu’il s’agit là de plaisir personnel, non de bonheur du monde ! Mais on doit remonter
plus loin encore pour retrouver la racine du mal, jusqu’aux doctrines de « l’art pour
l’art », où l’objet du travail n’est plus qu’alibi à l’exercice d’un art supposé
transcendant à ses conditions de possibilité autant qu’à l’objet auquel il semble
illusoirement s’appliquer. Cet objet, ses motivations à être, tout cela devient alors,
littéralement, obscène. Doctrinaire de l’art pour l’art, Théophile Gautier – le futur
auteur du Capitaine Fracasse (1863) – l’écrit sans ambages dans la préface à son
roman Mademoiselle de Maupin (1835) : « Il n’y a de vraiment beau, souligne-t-il,
que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre
et infirme nature. – L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. »
Voilà
le manifeste d’une idéologie qui affaiblit la profession aujourd’hui, et dont je
prendrai résolument le contre-pied.
5. Le commerce avec le sublime et la « plomberie mathématique »
En rupture avec le dogme naturaliste et anti-utilitariste, je poserai trois principes.
Tout d’abord, toute création humaine est un ajout au monde « naturel ». Ensuite, cet
ajout a un motif, une raison d’être, une utilité. Enfin, du fait qu’il appartient au cercle
des œuvres humaines, cet ajout peut légitimement être analysé, mis en débat,
abandonné, remplacé, etc. Ce qu’un savoir permet de comprendre et ce qu’il permet
de faire en le comprenant constitue son utilité : l’utilité d’un concept, c’est sa
capacité à outiller la pensée et l’action. On ne connaît pas véritablement un savoir si
l’on n’en connaît pas l’utilité et les usages. Le principe de l’art pour l’art est pour cela
incompatible avec la vie des savoirs. La doctrine de l’art pour l’art appliquée à la
connaissance fabrique de faux savants. Voyons cela.
À la rentrée 2000, un nouveau programme entre en vigueur en classe de Seconde qui
tente de réhabiliter l’une des victimes de la grande réforme des mathématiques
modernes, les « cas d’égalité » des triangles (devenus depuis cas d’isométrie). Voici
donc qu’un savoir mathématique alors inconnu d’une majorité de professeurs en
exercice fait tout à coup résurgence. Un savoir dont les raisons d’être étaient
évidentes pour les plus anciens, qui l’avaient étudié comme collégiens (dans la
période pré-réformée, les cas d’égalité s’enseignaient en classe de Cinquième). À
l’lUFM d’Aix-Marseille (où j’exerce comme formateur), comme sans doute ailleurs,
les professeurs stagiaires s’interrogent. « Comment, demande-t-on ainsi, aborder les
triangles isométriques et semblables ? À quoi servent vraiment ces notions ? »
« Quelles situations problèmes, questionne-t-on encore, peut-on donner pour
introduire les triangles isométriques et les triangles semblables ? » Pour avoir une
réponse, ouvrons donc des manuels d’avant la Réforme. L’atmosphère n’y est pas au
sublime mais, plus sainement, à la pratique intelligente d’une « plomberie
mathématique » de bon aloi. Quelle est donc l’utilité des cas d’égalité des triangles ?
Un Traité de géométrie élémentaire publié en 1885 précise sobrement la chose dans
un vocabulaire daté :
Utilité des théorèmes précédents. Les cas d’égalité des triangles sont appliqués sans cesse, en géométrie, pour trouver que deux droites sont égales, ou que deux angles sont égaux.
L’auteur cité met d’ailleurs en garde son lecteur :
... ce qui fait la difficulté de la méthode, c’est que presque jamais les triangles ne sont tracés. Il faut alors commencer par les imaginer et, pour cela, mener une ou des droites auxiliaires.
Les cas d’isométrie sont des conditions suffisantes d’existence d’une isométrie (dont
la nature importe peu) transformant tel triangle en tel autre. Plus humblement, un
manuel de collège d’autrefois indique :
... pour démontrer que deux segments rectilignes sont égaux, on cherche à les faire entrer dans deux triangles dont on établit ensuite l’égalité. On procède souvent de même pour démontrer que deux angles sont égaux.
Les cas d’isométrie n’ont rien de sublime : ce sont les outils d’une certaine
« plomberie » mathématique, laquelle, sans eux, supposerait l’appel à d’autres outils.
Supposons ainsi que l’on ait établi le théorème de Pythagore ; comment établir sa
réciproque ? Voici ce que proposait, dans les années 1950, un manuel de géométrie
de collège : la chose est sans appel.
Réciproque du théorème de Pythagore. Si les trois côtés a, b, c d’un triangle vérifient la relation$a^2 = b^2 + c^2$
ce triangle est rectangle
.Construisons un angle droit xOy. Portons sur Oy une longueur OM = b et sur Ox une
longueur ON = c. Traçons MN. On a :
${\overline{MN}^2} ={ \overline{OM}^2}+ {\overline{ON}}^{2} = b^2+c^2$ou : $ \overline{MN^2}=a^2$
Ainsi : MN = a.
Dès lors, les triangles OMN et ABC sont égaux comme
ayant les trois côtés respectivement égaux.Par suite :$\angle A= \angle O = 1 droit$,
et le rectangle ABC est rectangle en A.
On ne connaît pas un savoir si on n’en connaît pas les raisons d’être, ou du moins
quelques- unes d’entre elles, qui le rendent socialement doué de sens. Considérons
encore, ici, la notion mathématique de parallélogramme. Pourquoi cette notion ?
Pourquoi s’intéresse-t-on à elle au point de l’inscrire au programme d’études du
collège (en classe de Cinquième toujours) ? Ce qu’il importe de souligner, c’est que,
aujourd’hui, ordinairement, la question précédente n’est pas posée : il y a le
parallélogramme, il a une définition, des propriétés, que l’on visite comme on ferait
d’un monument ancien. (Un monument ancien n’a pas d’« utilité » ; ou plutôt, il n’en
a plus d’autre que muséale ou opportuniste.) C’est là, bien entendu, un point de vue
postmoderne, qui n’avait guère cours quand les manuels osaient encore poser la
question de l’utilité, et y apportaient une réponse simple, fondamentale, sobrement
mathématique (et non esthétisante ou moralisatrice, du genre : « Le parallélogramme,
c’est une jolie figure, il est formateur d’en étudier les propriétés, etc. »). Je cite à
nouveau le Traité de géométrie élémentaire ; au chapitre intitulé Des parallèles et des
parallélogrammes, l’auteur consacre un bref paragraphe à indiquer l’Utilité des
théorèmes concernant les parallélogrammes. Le voici.
Utilité des théorèmes concernant les parallélogrammes. Ces théorèmes servent à en démontrer d’autres qui ont pour objet de prouver :
1° Que deux droites sont égales ;
2° Que deux angles sont égaux ;
3° Que deux droites sont parallèles.
Que dit le manuel des années 1950 déjà cité à propos des cas d’égalité ? Son propos
est des plus explicites - le dernier de la classe même doit comprendre !
Application. Si un quadrilatère convexe possède l’une quelconque de ces propriétés nous pouvons affirmer
1° qu’il est un parallélogramme ;
2° qu’il possède par suite toutes les propriétés ci-dessus.
Exemple. Au cours d’un problème nous arrivons, par exemple, à prouver que le quadrilatère a ses diagonales qui se coupent en leur milieu.Immédiatement nous tirons de ce fait les conséquences suivantes :
1° ABCD est un parallélogramme ;
2° Par suite : AD et BC sont égaux et parallèles ; AB et DC sont égaux et parallèles ;
$\widehat{A}=\widehat{C}$
$\widehat{B}=\widehat{D}$.
L’approfondissement des raisons d’être d’un savoir mathématique donné conduit
ainsi à mettre au jour des raisons d’être attachées à un certain type de travail
mathématique, et pour cela entièrement étrangères au dilettantisme culturel
caractéristique de l’abord monumentaliste des savoirs. Cette humble pratique
artisanale des mathématiques n’est nulle part plus apparente que dans ce qui était,
traditionnellement, la toute première utilisation des propriétés du parallélogramme
pour démontrer un théorème parmi les plus connus, comme on le verra ci-après.
Théorème 1. Si les droites (AE), (BF), (CG), (DH), ...,
sont parallèles, et si AB = BC = CD = …, alors on a aussi
EF = FG = GH = …
Usuellement, la démonstration de cette propriété procédait de la façon suivante.
On
considère d’abord les points I et J, où (EI) et (FJ) sont parallèles à (AB). Les
quadrilatères AEIB et BFJC sont donc des
parallélogrammes ; il en résulte que l’on a d’une part
EI = AB, d’autre part FJ = BC, en sorte que, puisque
AB = BC, on a EI = FJ. On considère alors les triangles
EIF et FJG. On a EI = FJ et, pour des raisons de
parallélisme, $\widehat{E}=\widehat{F}$ et $\widehat{I}=\widehat{J}$ ; d’après le « Premier cas d’égalité des triangles », EIF
et FJG sont donc « égaux » (= isométriques), en sorte que EF = FG, CQFD.
La naturalisation des œuvres humaines – qui en fait des monuments à visiter, à
honorer, à vénérer même (pour certains) ou au contraire à fuir (pour d’autres) – est
corrélative de l’oubli de leurs raisons d’être, et même de la question de leurs raisons
d’être. L’absence de questionnement des œuvres – et en particulier des savoirs – sur
leurs raisons d’être ne permet qu’une entrée fictive dans la culture, et fait des œuvres
des idoles (du grec eidos, forme) que d’aucuns vénèrent non sans agressivité à
l’encontre de ceux qui se refusent à ce rite absurde. L’idolâtrie, le fétichisme des œuvres et des savoirs a, en quelques décennies, créé un paysage scolaire ravagé, où
l’on étudie des œuvres qui ne seraient plus désirables qu’en elles-mêmes – en soi et
pour soi – et non pour ce qu’elles permettraient de comprendre et de faire en le
comprenant. Il ne faudrait pas croire que le souvenir de l’ordre ancien que j’ai tenté
de ranimer soit en aucune façon une apologie du retour au passé : en un tel cas, en
vérité, l’incompréhension postmoderne des œuvres va de pair avec un retour
d’affection idéologique pour des œuvres regardées alors comme des bibelots dont les
formes surannées rassurent ceux qu’effraient les audaces de la modernité, mais qui
sont aussi des œuvres qu’on ne comprend plus vraiment. Ainsi en va-t-il avec le
calcul mental, par exemple, cas sur lequel je ne m’arrêterai pas davantage ici.
6. Rénover le curriculum : la notion de parcours d’étude et de recherche (PER)
Dans l’annexe au décret instituant le socle commun des connaissances et des
compétences (JO no 160 du 12 juillet 2006), à propos des « principaux éléments de
mathématiques » qui composent ce « socle », on lit cette phrase : « Dans chacun des
domaines que sont le calcul, la géométrie et la gestion des données, les
mathématiques fournissent des outils pour agir, choisir et décider dans la vie
quotidienne. » Le but est louable : mais l’idée qu’il concrétise a été perdue de vue
depuis longtemps. Aussi il convient aujourd’hui de reprendre le curriculum
mathématique avec ces questions en tête, pour chacun des savoirs mathématiques
enseignés : « Quelle est son utilité, quels sont ses emplois, quelle est sa pertinence
pour le citoyen d’aujourd’hui ou de demain ? »
Considérons d’abord, à titre d’exemple, la « règle de trois » la plus simple, à propos
de ce petit problème : « Trois objets d’une certaine sorte ont coûté 13,50 € ; combien
coûteront cinq objets de cette sorte ? » Un curriculum rénové devra d’abord prendre
acte d’une création essentielle au bonheur de l’humanité : celle du concept de
fraction, qui généralise la notion de nombre entier. C’est là, certes, une invention
ancienne, mais certains de ses emplois parmi les plus bénéfiques sont toujours
inconnus tant de la culture scolaire que de la culture extrascolaire. Le concept de
fraction, en effet, permet de passer de la notion commune de nombre entier de
« fois » à la notion révolutionnaire de nombre fractionnaire de « fois ». En quoi est-ce
utile au bonheur commun ? En ceci qu’il devient alors possible de dire : « Si trois
de ces objets ont coûté 13,50 €, cinq objets coûteront $ \frac{5}{3}$fois plus, soit $ \frac{5}{3}x13,50$ €
= … » La notion de nombre fractionnaire (combinée avec l’usage d’une calculatrice
simple) donnent une puissance de pensée et d’action bien supérieure à ce qu’elle était
traditionnellement : si 98 exemplaires d’un certain article ont coûté 441 €, 135
exemplaires de plus coûteront en principe $ \frac{135}{98}$fois plus,
soit $ \frac{135}{98}$x441 €
=$ \frac{135x441}{98}$ €, c’est-à-dire, d’après la calculatrice de mon téléphone portable,
607,5 €.
Il est ainsi des savoirs utiles mais à rénover. Mais voici un cas plus difficile. Un
professeur stagiaire qui a la responsabilité d’une classe de Quatrième s’interroge sur
les raisons d’être d’un sujet d’étude qui, dans le programme de cette classe, vient se
nicher dans le thème des quotients de nombres décimaux (relatifs) : la question de
l’inverse d’un nombre (non nul). Pourquoi donc la notion d’inverse d’un nombre ?
Rend-elle des services du style de ceux que rend la notion de nombre fractionnaire
par exemple ? Pour y voir plus clair, on peut remonter dans un passé où cette raison
d’être était beaucoup plus explicite. Le livre de Camille Lebossé et Corentin Hémery
pour les classes de Cinquième déjà cité présente par exemple les développements ci- après.
Quotient exact de deux nombres entiers ou fractionnaires
Pour calculer le quotient exact de deux nombres entiers ou fractionnaires a et b, on peut écrire a et b sous forme de fractions et se ramener ainsi au produit de a par l’inverse de b.EXEMPLES :
$7:9=\frac{7}{1} :\frac{9}{1}= 7x\frac{1}{9}$
$12 :\frac{3}{5}=\frac{12}{1} :\frac{3}{5}= \frac{12}{1}x\frac{5}{3}$
$\frac{3}{5}:4=\frac{3}{5} :\frac{4}{1}= \frac{3}{5}x\frac{1}{4}$
Pour diviser un nombre a par un nombre b, il suffit de multiplier a par l’inverse de b.
On remplace ainsi une division par une multiplication. [...]
Conclusion : l’attention traditionnellement portée à la notion d’inverse d’un nombre
est due au souhait de remplacer une division par une multiplication. Est-ce là la
raison d’être de cette notion ? On pensera peut-être que, si la réponse à cette question
était positive, la chose serait bien décevante ! Car ici, en effet, nulle prétention
héroïque, chère aux fétichistes des savoirs ! Or la réponse est bien celle-là : elle est
tout bonnement liée à un besoin, le besoin de remplacer un calcul « difficile » par un
calcul plus facile, un calcul « long » par un calcul « rapide », notamment quand on
travaille « de tête ». La consultation d’autres ouvrages inscrits dans la même tradition
confirme cette réponse. Une Algèbre pour les concours administratifs (due à
R. Cluzel et H. Court et publiée chez Delagrave en 1951) ne dit pas autre chose.
« Diviser par b revient à multiplier par son inverse $ \frac{1}{b}$ » indiquent les auteurs, qui encadrent l’égalité $\frac{a}{b}=a x \frac{1}{b}$ avant d’ajouter : « Cette propriété est souvent utilisée dans les calculs. On remplace ainsi une division par une multiplication. » C’est ainsi que, précisent-ils, pour diviser par $\pi $, on multiplie par $ \frac{1}{\pi}$ , soit approximativement par 0,318 ; ainsi a-t-on : $ \frac{38}{\pi}= 38x\frac{1}{\pi}\approx38x0,318\approx12,084$.
À titre d’exercices, les auteurs proposent alors de calculer l’inverse de 0,375 puis de calculer 243 : 0,375, ou
de calculer l’inverse de 0,625 et de calculer alors 168,32 : 0,625, etc. La technique
indiquée est liée à toute une organisation de travail qui suppose notamment
l’existence de tables d’inverses (lesquelles apparaissent dès la civilisation
mésopotamienne, il y a de cela quelque 4 000 ans : en base 60, 3 inverse 20, 4 inverse
15, 5 inverse 12, 6 inverse 10, 8 inverse 7,30, etc.). Tout cela est plus que digne d’être
révéré, sans doute.
Mais une période de plusieurs millénaires de disette numérique a
désormais pris fin : une calculatrice simple donne d’un clic l’égalité :
$ \frac{38}{\pi}= 12, 095 775 67 $
(ce qu’on pourra comparer avec le résultat annoncé plus
haut). Bien entendu, il existe toujours, pour faire se survivre une « œuvre » humaine
dépassée, la tentation – à laquelle il faut savoir résister – de lui trouver des emplois
opportunistes (on pourra ainsi demander aux élèves de retrouver la valeur d’un
quotient dans le calcul duquel on a par erreur interverti le diviseur et le dividende,
etc.).
Le programme actuel de la Cinquième est là-dessus ambigu : il demande que
les élèves sachent que$\frac{a}{b}= a x\frac{1}{b}$ et enjoint qu’un travail soit « conduit sur la notion
d’inverse d’un nombre non nul, les notations $x^{-1}
$ ou $\frac{1}{x}$ et l’usage de calculatrices
avec la touche correspondante », ajoutant alors in fine : « À cette occasion, on
remarquera que diviser par un nombre non nul, c’est multiplier par son inverse. » On
tient là en fait, exemplairement, les symptômes d’une organisation mathématique
dont la niche écologique est aujourd’hui devenu introuvable, et qui est donc promise
à disparaître, n’était la terrible hystérésis curriculaire à laquelle notre propre
indécision accorde des droits exorbitants.
La rénovation du curriculum mathématique doit aujourd’hui partir d’un état du
système d’enseignement dont le portrait a été brossé en négatif par la théorie des
situations didactiques à laquelle le nom de Guy Brousseau est attaché. Des
« œuvres » mathématiques dont la liste est fixée par la tradition – même si celle-ci
est périodiquement réinventée – sont présentées de façon essentiellement formelle, et
non pas fonctionnelle. De là une première direction du travail rénovateur aujourd’hui
vital : pour chaque « composant » du corpus que l’on prétend enseigner, la profession
(et non, certes, chaque professeur agissant comme s’il était seul au monde) doit
pouvoir exciper de raisons d’être qui soient à la fois authentiques au plan
épistémologique et social, cohérentes au plan curriculaire, et susceptibles d’être
rencontrées, reçues, vécues, intégrées par les élèves du niveau d’études visé à travers
des situations didactiques appropriées. Telle est la problématique évoquée plus haut,
dont, entre mille autres, témoigne l’humble question sur les « situations-problèmes
pour introduire les triangles isométriques ». Ici, les œuvres à étudier sont proposées
par une puissance extérieure, dont le principe de choix n’est pas connu. Dans une
perspective de rénovation, la profession devrait se borner alors à déclarer possible
leur enseignement ou à en rejeter l’idée même en vertu du triple critère que je viens d’énoncer.
Dans un livre paru il y a maintenant plus d’un quart de siècle [9], je citais
à cet égard une lumineuse formule d’un pédagogue britannique, selon lequel the
good teacher is known by the number of subjects that he declines to teach. Appliquée
à la profession tout entière (et non au professeur individuel), elle indique une
exigence sur laquelle nous ne devrons pas céder.
Pourtant, quand on tente de la mettre en
œuvre, la solution ainsi avancée au problème
du dépérissement curriculaire n’est qu’à moitié satisfaisante. En pratique, pour
chaque savoir mathématique à enseigner, il convient de créer une ou plusieurs
activités d’étude et de recherche (AER) qui « forcent » ce savoir, en ce sens que,
étant donné la culture, le savoir-faire et les ressources mathématico-didactiques des
élèves considérés, l’attaque du problème générateur de l’AER conduise la classe,
avec une forte probabilité, à rencontrer les éléments du
savoir visé.
Voici un exemple.
Dans une classe de
Cinquième, la professeure impulse et dirige l’étude du
parallélogramme ; au moment où nous l’observons, elle
souhaite plus précisément faire rencontrer à ses élèves la
propriété qu’ont les diagonales de se couper en leur milieu.
Elle leur propose pour cela le problème suivant, dont
l’énoncé se réfère à la figure ci-contre : « Le sommet C du
parallélogramme ABCD est sorti des limites de la feuille.
Tracer la partie visible de la droite (AC). »
L’activité d’étude et de recherche ainsi lancée conduit la classe à dégager, dans la
séance même, une solution complète appuyée sur la conjecture que la diagonale
cherchée passerait par le milieu de l’autre, ainsi qu’à ouvrir une autre voie de
solution, non examinée dans la séance (mais sur laquelle la classe travaillera
ultérieurement), consistant à opérer sur la figure donnée une symétrie bien choisie
qui ramènerait le parallélogramme « tronqué » dans le cadre de la feuille. On aperçoit
peut-être, alors, la difficulté que j’évoquais. Car outre le parallélogramme et ses
diagonales, cette professeure aura, en vertu du programme de Cinquième, à faire
reconnaître par la classe, entre autres choses, que l’égalité des angles alternes-internes
formés par deux droites et une sécante commune implique le parallélisme
des deux droites en question ; et elle devra pour cela disposer d’un problème autour
duquel elle fera vivre une AER « forçant » la rencontre avec le « fait spatial » dont
il s’agit de provoquer la reconnaissance. Pour cela, en l’espèce, les figures ci-après
suggèrent une idée : pour tracer à l’aide d’une règle et d’un compas du commerce la
parallèle à une droite d passant par un point O « proche » de d sur la feuille de travail
(figure de gauche), les élèves sont munis d’une ou plusieurs techniques ; mais
comment faire pour tracer cette même parallèle d’ lorsque O s’éloigne de d (figure
du centre) ? La clé de la solution consiste à tracer une sécante $\delta$ à d passant par O et
à reproduire convenablement en O l’angle de $\delta$ avec d.
Le problème épistémologico-didactique dont une solution est ainsi ébauchée – cette
solution consiste en un problème graphique, ici – se répète à l’infini. Dans la
technologie des AER, en outre, les choses ne s’arrêtent pas là : il convient en principe
de faire voir d’où un tel problème graphique peut surgir, quel projet de connaissance
et d’action peut conduire à l’affronter. Dans le cas que l’on vient d’évoquer, on peut
par exemple penser à ceci. La figure ci-dessous à gauche représente une pièce munie
de deux fenêtres, en haut (sur la figure) et en bas à gauche. On a repéré que, au cours
de la matinée, la direction du soleil varie au fil de l’heure, la direction « initiale »
étant donnée par (MM’), la direction finale par (MM’’) ; un objet a été placé en O. La
question que l’on se pose est alors la suivante : le point O aura-t-il été au cours de la
matinée exposé au soleil ? La réponse, en l’espèce, apparaît sur la figure de droite.
Je note ici, sur tout cela, une faiblesse grave de la profession aujourd’hui : on ne sait
pas y indiquer – notamment aux « entrants » dans la profession –, pour chacun des
savoirs à enseigner, un ensemble d’AER engendrant ce savoir sous des conditions
didactiques voisines de celles prévalant (ou pouvant prévaloir) dans un type donné
de classes. Il y a là un patrimoine professionnel encore à construire (ou,
partiellement, à reconstruire), ardente obligation dont le souci semble encore trop
étranger à la profession – qui abandonne donc ses membres à leur « génie »
personnel, signe éclatant que, sur ce point comme sur d’autres, la profession n’existe
que très insuffisamment encore.
En quoi la mise en
œuvre, non pas d’une AER, ou plutôt d’une suite d’AER isolées,
mais au contraire d’une succession organique d’AER, ce qu’on appellera un PER, un
parcours d’étude et de recherche, va-t-elle changer les choses ? L’atomisation de
l’étude en AER successives, déconnectées les unes des autres, qui apparaissent
souvent comme autant de points isolés dans la chronique de la classe, et dont tant la
conception que la réalisation se font chaque fois à nouveaux frais est un facteur
sévère de limitation de la diffusion du nouveau paradigme didactique fondé sur la notion d’AER. La dynamique de l’étude que le professeur doit nourrir, impulser,
réguler doit être régulièrement relancée par l’introduction d’une AER nouvelle,
souvent sans lien avec celles qui l’ont précédées, non plus d’ailleurs qu’avec celles
qui suivront. Cette structure faiblement intégrée de la suite des AER organisant
l’étude pose problème : cette ossature didactique est relativement fragile parce que
l’introduction ex abrupto d’une AER nouvelle se fait alors, en règle générale, sans
motivation mathématique suffisante, et en particulier sans véritable raison autre que
la volonté du professeur – ou même de la classe, quand celle-ci a voix au chapitre en
la matière – de lancer l’étude de tel ou tel bloc thématique.
Comment obvier à ce défaut constitutionnel du paradigme néoclassique, qui conserve
le défilé immotivé des œuvres mais s’efforce de fonctionnaliser – et donc de
remotiver – l’étude de chacune d’elles ? Comme souvent, la solution peut être
trouvée dans la genèse « naturelle » des connaissances, telle qu’elle peut s’observer
dans les sciences et ailleurs, et telle aussi que d’aucuns ont tenté, au cours des
décennies passées, de l’acclimater dans l’enseignement secondaire et supérieur au
travers des dispositifs qui ont nom projets (en DEUG par exemple), TER (en
maîtrise), TIPE (en CPGE), TPE (en Première et, fugacement, en Terminale), IDD
(au cycle central du collège), etc. Alors que, dans une AER, on s’efforce d’étudier
une question ad hoc,$Q_ j$, censée engendrer un savoir mathématique $S_j $ déterminé,
extrait d’une suite préprogrammée de savoirs $(S_j)_{j\in{i}}$, dans la genèse « naturelle » des
connaissances, et donc dans ce qu’on formalisera ici sous le nom de PER, les choses
vont, si l’on peut dire, à l’envers : au lieu de partir d’un savoir $S_j$, on part – très
normalement – d’une question inaugurale Q, dont l’étude conduit à étudier des
questions dérivées $Q_k$, en fonction des besoins de connaissance engendrés par
l’étude de Q et en fonction aussi des décisions prises par le collectif d’étude (la
classe, l’équipe de TPE en classe de première, etc.) sous l’autorité de son ou de ses
« directeurs d’étude » (professeurs, etc.). Le paramètre clé est ici la question
génératrice Q, qui détermine en grande partie les questions engendrées $Q_k$ et, par voie
de conséquence, les savoirs $S_i$ sollicités (et, pour cela, étudiés).
Avant d’aller plus loin, illustrons le schéma général qui « définit » la notion de PER.
La question Q peut bien être, certes, une question particulière, telle celle relative aux
diagonales d’un parallélogramme : rien en cela d’anti-naturel ! En vérité, le travail
d’étude et de recherche que cette question pourrait engendrer est en fait souvent
beaucoup plus important, beaucoup plus étendu que ce à quoi on se restreint
ordinairement dans les classes. Dans le problème du parallélogramme tronqué, ainsi,
et comme on l’a vu, il est possible d’envisager une symétrie axiale (ci-dessous à
gauche) ou centrale (en en choisissant adéquatement le centre), ou encore d’user (en
Quatrième) d’une translation (ci-dessous au centre gauche), techniques qui ont une
portée plus large que celle fondée sur la seule propriété des diagonales du
parallélogramme (ci-dessous au centre droit).
En outre, il est possible, voire
nécessaire, d’étudier chaque fois les cas d’impossibilité : comment faire par exemple,
si l’on a décidé d’user d’une symétrie centrale par rapport au point A, lorsque la
figure transformée est elle- même tronquée (voir la figure ) ? Etc.
Pourquoi cette genèse « naturelle » des connaissances est-elle spontanément absente
des classes ? Pour deux raisons principales, semble-t-il. Tout d’abord, il y a
l’obsession d’oeuvres mathématiques patinées et sanctifiées par le temps, qui ne sont
plus regardées comme des moyens de produire des réponses à des questions, ce qui
est pourtant le moteur de la vie des savoirs ! Cette obsession est très profondément
ancrée dans le paradigme scolaire actuel. On y enseigne des œuvres faites, valorisées
pour elles-mêmes (les diagonales qui se coupent en leur milieu, etc.), non les
problèmes que ces savoirs permettraient de résoudre et dont ils pourraient naître à
nouveau dans le travail de la classe. Pour cette raison, les questions étudiées – ici :
comment tracer la diagonale dans le parallélogramme tronqué ? – ne sont en général
pas prises au sérieux. Elles ne sont qu’un alibi, auquel du reste on ne croît guère, en
sorte que les réponses qu’on leur apportera peut-être semblent, elles, tout à fait
dénuées de valeur. Le problème du parallélogramme tronqué, dans cette tradition,
sert au mieux à faire rencontrer la propriété des diagonales, qui seule importe, qui
sera seule répertoriée. À la limite, l’activité d’étude et de recherche que ce problème
engendre, et que j’ai évoquée plus haut, pourrait s’arrêter dès lors que la conjecture
visée aura émergé : le problème lui-même n’est qu’un échafaudage provisoire, qui
permet de construire la seule chose qui compte, et qu’on regarde comme se
légitimant d’elle-même !
Il est pourtant une seconde raison au dépérissement actuel de l’enseignement des
mathématiques. Le catalogue des œuvres enseignées, sortes de trous noirs qui ne
tolèrent quasiment rien autour d’eux, est étrangement sélectif dans sa composition.
Dans l’organisation des mathématiques à enseigner, il y a plusieurs niveaux. Tout
d’abord, tout en bas de l’échelle, il y a le niveau des sujets d’étude : comment, par
exemple, calculer la longueur de l’hypoténuse d’un triangle rectangle dont on connaît
les mesures des côtés de l’angle droit ? Puis, juste au-dessus, il y a les thèmes
d’études, désignés en général par l’un de leurs éléments « actifs », réputé
emblématique : ici, ce sera le théorème de Pythagore. Ensuite, il y a les secteurs
études, par exemple le secteur des figures planes élémentaires. Enfin, il y a les grands
domaines d’études, celui de la géométrie par exemple. Or le choix des oeuvres à
enseigner se limite presque exclusivement au répertoire classique des thèmes « bien
connus » (le parallélogramme, le triangle rectangle, etc.). Et un professeur serait en
général bien en peine aujourd’hui de faire travailler sa classe sur un secteur (par
exemple celui des figures planes élémentaires) sans décomposer celui-ci en une
succession de thèmes prédécoupés (le parallélogramme, le triangle rectangle, etc.).
La notion de PER permet de se placer à un autre niveau dans l’étude d’un corpus
mathématique donné. Les questions particulières évoquées jusqu’ici relèvent par
exemple toutes d’une même grande question, celle de la construction de certains
éléments d’une figure que l’on sait être déterminée par les
données graphiques fournies, mais dont certains des éléments
classiquement utilisés ne sont pourtant pas accessibles,
situation dont la figure ci-contre propose un autre exemple : un
illustrateur a dessiné deux personnages A et C, qui regardent un
certain point P au loin ; il veut situer le regard d’autres
personnages, B, D, E, qui doivent aussi regarder P. Comment
peut-il faire, étant entendu que le point P se trouve hors de la
feuille où il dessine ?
On imagine que le nombre de questions particulières qui peuvent relancer un
parcours d’étude et de recherche amorcé par l’une de ces questions estpotentiellement immense. Le bénéfice est double : la motivation mathématique du
problème étudié, sans doute chaque fois spécifique, relève pourtant d’un schéma
commun un grand nombre de fois mis en jeu, qui devient vite familier ;
l’investissement cognitif, qui peut être important lorsqu’il s’agit d’appréhender pour
la première fois le genre de difficulté à étudier, est chaque fois plus réduit, ce qui
permet dès lors de se centrer sur la spécificité du problème à résoudre. Cela noté,
l’idée essentielle est alors celle de « saturer » un domaine ou même un ensemble de
domaines mathématiques à l’aide d’un petit nombre de PER. Telle est l’une des clés
de la rénovation curriculaire à laquelle je travaille de concert avec un certain nombre
de gens de la profession – chercheurs compris. Dans le domaine numérique, par
exemple, au collège, un PER autour de la question « Comment peut-on calculer avec
des nombres qui s’écrivent avec beaucoup de chiffres ? » pourra ainsi couvrir,
quoique de façon non systématique (il ne s’agit pas de reproduire le défilé formel des
oeuvres, propre à la tradition ancienne), une large part des secteurs, thèmes et sujets
du domaine numérique.
Ce qui a été évoqué jusqu’ici en matière de PER demeure à l’intérieur des
mathématiques. La rénovation de l’enseignement des mathématiques suppose
davantage : la reconquête des usages extra-mathématiques des mathématiques. Pour
cela, la profession doit redevenir attentive aux besoins mathématiques du monde
autour de nous – attitude que les trente dernières années ont tendu à bouter hors de
notre culture commune. Le déploiement de cette problématique ne bute pas que sur
l’obstacle d’un désapprentissage collectif maintenant accompli. En fait, nombre de
disciplines enseignées ont appris à minimiser leur consommation de mathématiques,
et même à satisfaire par elles-mêmes leurs besoins incompressibles en la matière,
regardant en conséquence avec suspicion l’intrusion mathématicienne dans leur
« terroir » – que, au reste, les professeurs de mathématiques d’aujourd’hui semblent
souvent faire profession d’ignorer. La reconquête d’un régime épistémologique
authentique, fondé sur la fonctionnalité des mathématiques, ne semble donc pouvoir
être réalisée qu’à partir de deux principes fondamentaux. Le premier consiste à
lancer des PER qui ne s’enferment pas dans les mathématiques, comme il en allait dans l’étude autrefois classique de la question « Comment déterminer la distance
entre deux points, accessibles ou non, de l’espace “ topographique ” ? », ou encore
avec l’étude de la statique des forces – quelle force exercer pour vaincre telle
résistance donnée ? De tels « PER », qui relevaient autrefois pleinement de la classe
de mathématiques, ont vu leur statut changer au fil des décennies, le point de vue
dominant sur leur objet se modifiant de deux façons souvent concomitantes qui
s’expriment par l’un ou l’autre de ces interdits : « On n’a pas à étudier ça en maths »,
ou : « Ça s’étudie ailleurs, dans d’autres disciplines. » D’une façon générale, on
devra alors rechercher des PER dont la légitimité dans la classe de mathématiques
soit a priori peu contestable (même si l’on sait que le passage du temps peut changer
les choses) parce que leur objet apparaît d’emblée « mathématique » et qu’aucune
autre discipline co-enseignée n’en revendique la jouissance exclusive. En géométrie,
par exemple, on pourra lancer un PER visant à répondre à la question suivante :
« Comment déterminer tel ou tel élément d’une figure tracée sur une feuille dont
certains éléments utiles tombent hors de la feuille ? »
Au croisement des travaux géométriques et des
travaux numériques, on pourra de même envisager la
question suivante : « Quelle est la taille maximale
d’un objet que l’on peut transporter dans un édifice
comportant couloirs, escalier, etc. ? » Par exemple,
quelle est la longueur maximale d’une échelle que
l’on veut transporter horizontalement dans le couloir
schématisé ci-contre ?
En pratique, des PER ont été aussi réalisés (et étudiés) qui s’insinuent dans des
« interstices » du maillage disciplinaire de l’enseignement scolaire, c’est-à-dire qui
opèrent une sortie hors du terroir mathématique sans toutefois empiéter sur le
territoire de disciplines co-enseignées. Ainsi en va-t-il avec les questions suivantes,
qui ont donné lieu à des recherches effectives : « Comment déterminer le coût de
l’utilisation d’un téléphone mobile en fonction de l’usage qu’on en fait ? » ;
« Comment établir un plan d’épargne en fonction des revenus disponibles et de
l’épargne à constituer ? » D’une façon plus générale, il faudra bien que la rénovation
du curriculum secondaire prenne en charge sincèrement, authentiquement, cette
question essentielle, déjà mentionnée plus haut : pour chaque grand type de situations
problématiques que peut vivre le citoyen d’aujourd’hui, quels sont les éléments de
savoir utiles ? Et, parmi ces éléments de savoir, quels sont les éléments de
mathématiques utiles ? C’est à sa capacité à prendre en charge cette interrogation
essentielle pour chacun et vitale pour le futur de l’enseignement des mathématiques
que la profession mesurera son rôle dans la révolution épistémologique et didactique
aujourd’hui indispensable, à l’école comme ailleurs dans la société.
7. Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté
Le temps est venu de conclure. La formule qui donne son titre à cette conclusion – il
faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté – est souvent
attribuée à Antonio Gramsci, qui l’aurait empruntée à Romain Rolland. Elle n’est pas indigne, je crois, du grand dessein qui devrait mobiliser nos énergies et nos talents,
et que je déclinerai maintenant en quelques points.
1. L’état de l’enseignement secondaire des mathématiques soulève aujourd’hui de
fortes interrogations. Quelques symptômes résument cette situation :
monumentalisme, formalisme, inauthenticité épistémologique, oubli du monde et
péjoration de ses « besoins », illusion lyrique, fantasme d’insularité et recherche de
la pureté, fuite dans l’insignifiance ludique et la puérilité, foi naïve en une
rédemption logicielle « mutualisée ». Rien ne serait plus dangereux que de croire aux
situations scolairement établies. L’enseignement du latin et du grec tenait, naguère
encore, le haut du pavé. Son avenir était certain ; sa brutale déroute, sa débâcle
presque complète en quelques décennies devaient paraître impensables aux lauréats
de l’agrégation de lettres classiques de 1965 : elles sont aujourd’hui accomplies.
2. Contre ce funeste destin, qui n’est pas improbable, les forces vives au service de
l’enseignement des mathématiques doivent se retrouver en une profession qu’il reste
historiquement à constituer. Elles doivent le faire en refusant les tentations
poujadistes ou élitistes au mauvais sens du terme qui taraudent les différentes
corporations à rassembler : professeurs, formateurs, chercheurs, responsables
institutionnels de tout rang, etc. Comme il en va pour toute profession digne de ce
nom, le devoir vital de cette profession sera alors d’identifier et de s’employer à
résoudre, en dépassant l’individualisme traditionnel qui dissimule mal l’abandon de
chacun à soi-même, les grands et les petits problèmes de la profession.
3. Le premier grand problème que doit affronter la profession aujourd’hui a pour
symptôme principal l’effroi devant l’usage (mathématique et, plus encore,
extra-mathématique) des connaissances mathématiques enseignées, possibilité que
d’aucuns regardent parfois comme le signe d’un état ancillaire insupportable, comme
une « instrumentalisation » dénaturante, à refuser avec horreur. Cette catatonie
épistémologique doit céder à un travail de la profession centré sur le concept d’utilité
et sur son articulation avec le principe républicain de l’instruction, où les savoirs se
justifient et se construisent non tant comme des œuvres admirables en elles-mêmes
que comme des outils de connaissance et d’action, permettant de comprendre les
situations du monde mathématique et extra-mathématique et d’agir en leur sein de
façon à la fois intelligente et intelligible.
4. La constitution d’une profession et la conversion éthique, épistémologique et
didactique qui en est indissociable supposent le renoncement à l’illusion lyrique qui
entend faire des mathématiques un savoir transcendant au monde social,
consubstantiellement étranger à toute autre réalité que lui-même. Contre cette
idéologie du sublime, il faut donc réapprendre collectivement les mathématiques
comme humble artisanat, ordonné à des objectifs précis et socialement désirables,
articulé à des situations du monde déterminées. L’expérience mathématique doit
retrouver sa signification immanente, plus proche de l’art du plombier que des
rodomontades du montreur d’ours. En doute-t-on encore ? Allons-y donc d’un
dernier exemple : celui de Newton, orfèvre en matière de plomberie mathématique,
qui, dans un travail intitulé Du mouvement des corps (1684), prodrome à ses
Principia, exerce son art comme le lecteur, pour son bonheur, pourra le découvrir par
lui-même en examinant à ses frais le bref échantillon que voici [10].
Un corps tourne sur la circonférence d’un cercle. Trouver la loi de la force centripète
qui tend vers un point de la circonférence.Soit SPQA la circonférence du cercle, et S le centre de
la force centripète ; P le corps porté sur la
circonférence, Q la position prochaine vers laquelle il
se mouvra.Sur le diamètre SA et sur SP abaissez les
perpendiculaires PK, QT ; par le point Q tracez LR
parallèle à SP et rencontrant le cercle en L et la
tangente PR en R. Que TQ et PR se rejoignent en Z. À cause de la similitude des
triangles ZQR, ZTP, SPA, on aura l’égalité des rapports de$RP^q$ (c’est-à-dire QRL) à
$QT^q$ et de $SA^q$ à $ SP^q$.Donc $\frac{QRL x SP^{q}}{SA^q}= QT^{q}$
Multiplions ces deux termes égaux par $\frac{SP^{q}}{QR}$ ;
comme les points P et Q se rejoignent, écrivons SP au lieu de RL, on aura
$\frac{SP^{qc}}{SA^q}= \frac{QT^{q}x SP^{q}}{QR}$
Donc la force centripète est inversement comme $\frac{SP^{qc}}{SA^{q}}$,
c’est-à-dire
(puisque $SA^{q}$ est donné) comme le quadrato-cube de la distance SP.
5. Les mathématiques enseignées doivent aujourd’hui réapprendre à se rendre
socialement désirables et culturellement avenantes. Autour de nous, les besoins
mathématiques, qu’ils soient modestes ou sophistiqués, sont, en puissance,
innombrables. Mais devant l’état de guerre épistémologique qui ravage nos
enseignements, nombreux sont ceux qui ont appris à minimiser leurs besoins
mathématiques, qu’ils tentent alors de satisfaire par leurs propres moyens, quand ils
ne les ignorent pas au point de nuire à leurs plus chers desseins.
Ce désenchantement
mathématique qui empoisonne toute une culture, il nous revient de lui donner congé.