Marie-Jean Antoine-Nicolas de Caritat,
marquis de Condorcet
1743 — 1794

La vérité appartient à ceux qui la cherchent et non point à ceux qui prétendent la détenir.

Condorcet, Discours sur les conventions nationales, avril 1791

 

Le « bon Condorcet »

Mathématicien, philosophe, homme politique, Condorcet fut souvent surnommé le dernier des encyclopédistes.

Le « bon Condorcet », comme on l’a parfois également appelé, est avant tout un homme qui ne transige jamais ni sur la logique ni sur les principes. Il ne fait aucune concession au bon sens ou à l’intuition et place son argumentation sous le signe de l’objectivité et de la logique.

Défendant tour à tour l’instruction publique, les droits des femmes et des minorités (noirs, juifs), s’opposant à la peine de mort malgré les risques encourus quant à son avenir politique, luttant toute sa vie contre l’obscurantisme et le fanatisme, Condorcet était à la fois athée et anticlérical sans toutefois n’avoir aucune haine pour les croyants.

Un homme « bon », dont la vie commence à Ribemont, un petit village de l’Aisne où l’on peut encore voir sa maison natale et la statue érigée en son honneur face à l’hôtel de ville en 1947.

Les Caritat, originaires du Dauphiné, ont reçu le titre de comte en 980 et se sont installés au château de Condorcet, près de Nyons. De petite noblesse provinciale, les Condorcet sont peu fortunés et l’armée est pour eux la carrière de prédilection. Antoine, second d’une famille de six enfants était soldat et ne dépassa pas le grade de capitaine. En garnison à Ribemont, il rencontra Marie-Madeleine de St Félix, une jeune veuve très pieuse qu’il épousa en mars 1740. Marie-Jean Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, naît le 17 septembre 1743. Le 22 octobre, soit cinq semaines plus tard, son père est tué à Neuf-Brisach pendant des manœuvres d’entraînement et sa mère, veuve pour la seconde fois, consacre alors son unique fils à la Vierge.

Pendant 9 ans, elle l’élève seule et il portera jusqu’à cet âge la robe blanche que les autres enfants avaient coutume de quitter vers 4 ou 5 ans. C’est en effet vers l’âge de 9 ans que son oncle, évêque d’Auxerre, prend en main ses études en envoyant à Ribemont un précepteur jésuite pour le jeune Condorcet. Deux ans plus tard, le même oncle l’enverra en internat au collège des jésuites de Reims. Condorcet n’a jamais rien révélé de sa vie chez les jésuites et ne dit nulle part avoir été battu ou maltraité mais il dénoncera toute sa vie avec vigueur leur système d’éducation.

Condorcet est un élève brillant et il remporte, à la veille de ses 14 ans, le prix de seconde avant d’intégrer en 1758 le Collège de Navarre à Paris. Là il découvre les mathématiques ... Il est reçu Bachelier en 1759 et soutient sa thèse publique, portant sur l’analyse, la même année. Dans le jury : Bézout et d’Alembert. D’Alembert deviendra ensuite un père spirituel, un protecteur et un grand ami.

 

Le mathématicien

Après sa thèse publique, Condorcet rentre à Ribemont où pendant 2 ans il va tenter de convaincre sa mère et son oncle que sa vocation est définitivement arrêtée : il sera géomètre et non officier comme le veut la tradition familiale.

En octobre 1761, il présente à l’Académie des Sciences son Essai d’une méthode générale pour intégrer les équations différentielles à deux variables. Il est refusé au motif que « la méthode mise au point par l’auteur n’est qu’une méthode d’approximation déjà connue de tous les mathématiciens ..., manque de soin et de clarté ..., les calculs ne sont pas toujours exacts ni clairement présentés ..., devrait illustrer la méthode par des exemples. » [1]

En janvier 1764, il présente à nouveau à l’Académie un essai sur le calcul intégral traitant de l’intégration des équations différentielles, ordinaires et partielles et des équations aux différences finies intitulé Du calcul intégral. L’essai est cette fois accepté et publié dans l’Histoire de l’Académie des sciences. Condorcet a tout juste 22 ans et Lagrange et D’Alembert portent déjà sur lui un jugement admiratif. Lagrange écrira : « le mémoire est rempli d’idées sublimes et fécondes qui auraient pu fournir la matière de plusieurs ouvrages… ». Quant à D’Alembert il qualifie l’ouvrage d’« excellent... annonçant les plus grands talents » [2].

En 1767, Condorcet publie un ouvrage intitulé Du problème des trois corps. Entre 1766 et 1769, il publie également quatre Mémoires de Turin concernant des problèmes de mathématiques pures. Il y traite encore de calcul intégral, d’équations différentielles et d’intégration. Ces dernières publications achèvent de le rendre célèbre comme mathématicien.

En 1785 on lui doit un Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix. Il y met en évidence le fait que le vote à la pluralité peut très bien ne pas représenter les désirs des électeurs. Ce paradoxe est passé à la postérité.

En voici un exemple, tiré d’un article de l’encyclopédie libre wikipédia :

Considérons par exemple une assemblée de 60 votants ayant le choix entre trois propositions A, B et C. Les préférences se répartissent ainsi (en notant A > B, le fait que A est préféré à B) :
23 votants préfèrent : A > B > C
17 votants préfèrent : B > C > A
2 votants préfèrent : B > A > C
10 votants préfèrent : C > A > B
8 votants préfèrent : C > B > A
 
Dans les comparaisons majoritaires par paires, on obtient :
33 préfèrent A > B contre 27 pour B > A
42 préfèrent B > C contre 18 pour C > B
35 préfèrent C > A contre 25 pour A > C
 
Ce qui conduit à la contradiction interne A > B > C > A .
 
Dans un cas comme celui-ci, Condorcet propose d’éliminer le vainqueur le moins performant (ici A car A >B remporte le plus faible score) et de faire un duel entre B et C qui sera remporté par B.

 

L’homme politique et le philosophe engagé

Contre le fanatisme

En 1766, le Chevalier de La Barre est condamné à mort pour avoir omis d’ôter son chapeau devant une procession à Abbeville. Il est également accusé d’avoir blasphémé et donné des coups de canne à un crucifix. Il est condamné : on lui coupe la main droite et on lui arrache la langue avant de le brûler vif !

En 1774, Voltaire et Condorcet tenteront vainement de faire réviser le procès mais aucun avocat n’acceptera de défendre cette cause.

Condorcet, qui a alors des comptes à régler avec l’Église, va sauter sur une occasion que lui donne un certain Abbé Sabatier qui vient de publier un ouvrage contre la philosophie des lumières, pour publier sous une identité fictive la Lettre d’un théologien à l’auteur du dictionnaire des trois siècles. Il y dénonce l’oppression des enfants, le refus des progrès de la sciences et les crimes commis au nom de l’Église, en particulier celui de La Barre. Il ira même jusqu’à rédiger, mais sans le publier, un « almanach antisuperstitieux » dans lequel chaque jour de l’année célèbre un crime commis au nom de la religion catholique…

Pour les noirs

En 1781, Condorcet consacre un livre à la question de l’esclavage, il sera publié en Suisse sous le nom de Joachim Schwartz (noir en allemand !), en voici un extrait cité par les Badinter dans leur biographie de Condorcet :

Mes amis, quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardé comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs ... Si on allait chercher un homme dans les îles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chair blanche qu’on le trouverait ...

Par la suite, en 1788, Condorcet rejoindra la Société des amis des noirs et en prendra rapidement la présidence.

Contre la peine de mort

Condorcet fût l’un des rares esprits de son époque à s’opposer à la peine de mort : lors du vote sur la mort du roi en janvier 1793, il s’exprime ainsi : « cette peine est contre mes principes, je ne la voterai jamais » puis alors que la Convention vient de voter la mort de Louis XVI : « Abolissez la peine de mort pour tous les délits privés, et réservez-vous d’examiner s’il faut la conserver pour les délits contre l’État ». Il va plus loin et réclame que la Convention vote sans délai des lois pour créer l’Instruction publique, humaniser la justice, faciliter l’adoption, améliorer le sort des bâtards, assurer aux invalides de guerre les moyens de subsister. La Convention, applaudit le philosophe et décrète que son texte sera imprimé et envoyé aux départements mais le roi sera bel et bien exécuté.

Pour les droits des femmes

Je crois que la loi ne devrait exclure les femmes d’aucune place. [...] Songez qu’il s’agit des droits de la moitié du genre humain.

Condorcet défendra activement la cause des femmes et notamment le droit de vote. Dès 1789 et la proclamation de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen il critiquera celle-ci pour son côté patriarcal.

L’inégalité apparente des femmes se fonde selon lui sur le manque d’instruction dont elles sont victimes.

Pour l’instruction publique

En septembre 1791, alors qu’il est élu député de Paris à l’Assemblée législative, il devient membre du Comité d’instruction publique, chargé de réformer les institutions scolaires. Condorcet a déjà longuement réfléchi à la question et écrit dès 1790 quatre mémoires traitant de questions éducatives. Il présente en 1792 son Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique, sur lequel il a travaillé avec Lacépède, Arbogast, Pastoret et Romme. Les idées de gratuité, d’obligation, de laïcité et d’universalité qu’il contient attendront un siècle pour passer dans les faits.

Extraits du rapport :

offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ; assurer à chacun d’eux la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature, et par là établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi : tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; et, sous ce point de vue, elle est pour la puissance publique un devoir de justice.[....] Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux.

 

Le testament des Lumières

Pour avoir critiqué la nouvelle constitution proposée par Marie-Jean Hérault de Séchelles en 1793 et très différente de celle de Condorcet, ce dernier sera condamné pour trahison. Le 3 octobre 1793, un mandat d’arrêt est délivré contre lui le forçant à se cacher. Il trouvera refuge pendant cinq mois dans la demeure de Mme Vernet, rue de Servandoni, à Paris où il en profitera pour écrire l’un de ses ouvrages majeurs, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain qui fut publié après sa mort, en 1795.

Le 25 mars 1794, il quitte sa cachette et tente de fuir Paris. Il est arrêté à Clamart deux jours plus tard, et mis en prison à Bourg-Égalité (Bourg-la-Reine). On le retrouvera deux jours plus tard mort, dans sa cellule. Les circonstances de sa mort restent énigmatiques (suicide, meurtre ou maladie).

À l’occasion des fêtes du bicentenaire de la Révolution française, en présence de François Mitterrand, président de la République, les cendres de Condorcet furent symboliquement transférées au Panthéon de Paris en même temps que celles de l’abbé Grégoire et de Gaspard Monge, le 12 décembre 1989. En effet, le cercueil censé contenir les cendres de Condorcet était vide : inhumée dans la fosse commune de l’ancien cimetière de Bourg-la-Reine — désaffecté au XIXe siècle —, sa dépouille mortelle n’a jamais été retrouvée.

 

Sources

 

Notes

[1Académie des sciences, Procès-verbaux, 1761

[2Lettre de D’Alembert à Lagrange datant du 18 juin 1765

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