Bulletin Vert n°481
mars — avril 2009
Nicolas Rouche
Le précédent Bulletin contenait un premier hommage à Nicolas Rouche. Les articles ci-dessous qui étaient annoncés, mais nous sont parvenus trop tard pour y figurer, viennent compléter ceux déjà publiés.
Nicolas Rouche (1925 — 2008)
C’était en 1979 je crois. Un jour la secrétaire de l’IREM de Lille m’annonce qu’elle a eu un appel téléphonique de mon frère qui voulait venir me rencontrer à Lille. La presque homonymie avait bien fonctionné et Nicolas appréciait cette anecdote car, avec le temps, nous étions devenus plus que des amis.
Nicolas Rouche, qui avait fondé le GEM (Groupe d’Enseignement Mathématique) était venu me rencontrer à Lille (pour échanger comme on dit en Belgique) et nous avons vite compris que nous devions travailler ensemble. Nicolas est venu souvent à l’IREM de Lille et moi-même je suis allé souvent à l’Université de Louvain-la- Neuve. Nous avons alors décidé d’une collaboration suivie entre le GEM et l’IREM de Lille, ce qui s’est traduit pas des rencontres annuelles à Lille et à Louvain-la- Neuve. Ces rencontres se sont ensuite étendues à un groupe de travail de Leuven, puis à l’Institut Freudenthal d’Utrecht.
Je voudrais rappeler ici combien le travail avec Nicolas a été fructueux et m’a beaucoup aidé dans ma réflexion sur l’enseignement. Je rappelle cette phrase qu’il a écrite et qui résume bien sa pensée sur l’enseignement :
« Il faut partir du terrain de l’élève mais ne pas y camper. »
Après les soubresauts de la réforme dite des « mathématiques modernes » et ceux de la contre-réforme qui a suivi, cette forte phrase de Nicolas nous rappelle où se situe notre métier de professeur. Loin du formalisme des mathématiques modernes mais loin aussi des contre-réformes qui ont suivi.
Nicolas Rouche m’a demandé un jour de faire un exposé autour de la question : « pourquoi théoriser ? ». Je ne saurais mieux répondre à cette question qu’en citant ses travaux.
La première fois qu’il est venu à Lille, c’était pour nous présenter un travail qu’il avait fait avec Françoise Thomas dans une classe de collège. On donne à des élèves des polygones en carton et on demande aux élèves de fabriquer des polyèdres avec ces polygones. Comment prendre conscience des contraintes qui rendent certaines constructions impossibles ? Comment distinguer ces contraintes des questions liées à la plus ou moins grande habileté manuelle ? On pense ici à la formule d’Euler et cette formule relève d’un travail théorique, y compris avec les diverses démonstrations incomplètes qui ont marqué son histoire, à commencer par les textes originaux d’Euler.
Autre problème du même genre que nous a posé Nicolas. Autour d’un point du plan on place trois polygones réguliers en carton, un pentagone, un hexagone, un octogone, peut-on remplir le plan autour du point sans chevauchement.
Manuellement on peut y arriver en forçant quelque peu sur le carton. On comprend cependant que c’est impossible lorsque l’on sait que la somme des trois angles autour du point donné vaut 363°. Seule la théorie nous apprend que c’est impossible.
Ces questions posent moins la question de la rigueur technique nécessaire à l’activité mathématique que celle de la rigueur de pensée qui conduit à comprendre le rôle de la rigueur technique. Et cette rigueur de pensée a été centrale dans le travail de Nicolas sur l’enseignement.
Cette rigueur de pensée est nécessaire si on veut comprendre ce que signifie la rigueur technique nécessaire à toute activité mathématique. C’est cette rigueur de pensée qui permet de définir les niveaux de rigueur tout au long de l’enseignement.
La question est alors moins de suivre des règles définies a priori que de prendre en compte les contraintes rencontrées dans l’étude des problèmes. À côté des exemples cités ci-dessus, je citerai un autre travail de Nicolas mené avec Françoise Thomas, le découpage d’un rectangle en carrés, ce qui conduit à la notion d’irrationnelle, travail que j’ai souvent utilisé dans mon enseignement de formation des maîtres tant il me paraissait exemplaire.
Pour préciser cette distinction entre la rigueur de pensée et la rigueur technique nous reviendrons sur une question souvent abordée par Nicolas, la question du sens, question rappelée par Jean-Pierre Friedelmeyer dans son « Hommage à Nicolas Rouche » publié dans le numéro 480 (janvier-février 2009) de ce Bulletin. Nicolas a développé cette question dans son intervention aux Journées nationales de l’APMEP de Loctudy de 1987, intervention publiée dans l’ouvrage collectif Faire des mathématiques, le plaisir du sens [1]. Dans cet article, Nicolas distingue le sens étroit qui renvoie à la structure logique du discours mathématique et le sens contextuel qui renvoie au cadre général dans lequel se situe un texte mathématique, contexte mathématique mais aussi liens avec d’autres domaines de la connaissance sans oublier le lien avec ce qu’il appelle la pensée commune. Si ces deux acceptions du terme « sens » sont opposées, elles renvoient à deux faces complémentaires de l’activité mathématique, chacune s’appuyant sur l’autre. Dans un autre de ces textes, Nicolas rappelait que la rationalité mathématique, loin d’être un donné a priori, se construit dans l’activité mathématique elle-même. Ce double aspect des mathématiques fait de cette discipline « une face de la pensée » et il doit être présent dans leur enseignement.
Loin de chercher la facilité dans les travaux proposés aux élèves, Nicolas savait mettre en valeur les points importants sur lesquels s’appuyer pour surmonter les difficultés. En cela ses travaux sur l’enseignement des mathématiques, ce qu’en Belgique on appelle la méthodologie, se situent parmi les plus importants de ceux qui ont suivi la réforme des mathématiques modernes.
Autre sujet d’intérêt de Nicolas, la liaison entre ce qu’il appelait les « mathématiques du quotidien » et les mathématiques savantes. La question est à la fois de mettre en avant les continuités entre les connaissances communes que l’on peut rattacher à des connaissances mathématiques et les connaissances mathématiques constituées et de marquer les ruptures nécessaires. C’est cela qui a conduit Nicolas à s’appuyer sur les connaissances de l’élève (le terrain de l’élève) et l’amener à comprendre la nécessité des les dépasser. C’est cette réflexion que l’on retrouve d’abord dans L’Archipel des Isométries [2], ensuite Le sens de la mesure [3].
Enfin je citerai son dernier ouvrage Du quotidien aux Mathématiques [4], consacré à l’enseignement élémentaire.
Enfin je rappellerai l’apport de Nicolas et des équipes (le GEM puis le CREM) qu’il animait à l’activité des IREM, en particulier dans les commissions Épistémologie et Géométrie et les interventions dans les colloques organisés par ces commissions. Rappelons que la commission Géométrie a organisé avec le GEM un colloque Inter-IREM à Louvain-la-Neuve.
Je terminerai cet article trop rapide en rappelant le plaisir que j’ai eu à travailler avec lui et la grande amitié qui nous liait.
IREM de Lille
Un sage nous a quittés. Nicolas Rouche est décédé le 18 novembre 2008, après un parcours de vie qui invite à l’admiration et au respect. Né le 2 juin 1925 à Huy (Belgique), Nicolas Rouche a eu, tout jeune homme, le courage de participer à la deuxième guerre mondiale dans les forces belges. Il travaille ensuite comme ingénieur, puis assistant de mathématiques et de mécanique à Liège, part étudier un an à New York, au futur Courant Institute, avant de redevenir ingénieur à Anvers de 1953 à 1957. Puis il enseigne au Congo pendant quatre ans, avant de rentrer en Belgique et de créer l’Institut de Mathématique Pure et Appliquée de Louvain-la-Neuve qu’il présidera jusqu’en 1973, tout en contribuant à l’étude des équations différentielles, par ses propres travaux et par les étudiants qu’il dirige.
À partir de 1978, Nicolas Rouche décide de concrétiser l’intérêt qu’il a toujours manifesté pour la transmission du savoir. La Belgique est alors le théâtre de débats nombreux sur la pédagogie et l’épistémologie des mathématiques. C’est en créant le Groupe d’Enseignement Mathématique (G.E.M.) puis le Centre de Recherches sur l’Enseignement des Mathématiques (C.R.E.M.) que Nicolas Rouche va très activement participer à ces réflexions. À ce point, qui rejoint notre propre expérience de collaborateurs de Nicolas, il convient de décrire son approche des questions pédagogiques. Il ne s’agissait pas pour lui de prêcher une quelconque bonne parole, d’expliquer doctement du haut de son expérience qu’il fallait faire ceci ou cela.
Beaucoup plus simplement, il s’attachait à poser des questions, en égayant sa maturité d’une touche de sagesse enfantine, son immense savoir d’un soupçon de naïveté. De bonnes questions, pour susciter les meilleures réponses.
Nicolas Rouche a fait partie pendant plusieurs années du G.E.P.S. (Groupe d’Experts pour les Programmes Scolaires) de mathématiques. Nous avons ensemble élaboré les programmes mis en œuvre en 2002 dans les classes de Seconde, Première et Terminale, et produit des documents d’accompagnement conséquents. Travail important, difficile, à la fois intéressant et ingrat, auquel il s’est consacré avec toute son énergie. Il a entre autres été pour nous le regard extérieur, qui nous a aidés à ne pas nous égarer dans les chicanes franco-françaises. Tous les lycéens d’aujourd’hui, tous leurs professeurs, lui doivent beaucoup. Mais surtout, il a été la sagesse souriante, l’expression même du fait si important que c’est bien dans la connaissance, dans la réflexion honnête et sereine que peut se trouver le bonheur. Nous n’oublierons pas cette leçon, la dernière que Nicolas Rouche nous a donnée, la plus importante sans doute.
Adieu Nicolas. Tu nous manques, bien sûr. Mais tu nous as montré la voie. Au nom de tous, merci.
On l’enterra par un clair matin des printemps algébriquesSous les grands ifs des intégralesAu chant syncopé des équations du second degré.Les nombres tombaient par rafalesEt la poussière des étoiles tombait sur les vêtements du curé,Le principe d’Archimède battait sur son tambour voiléEt la loi de Mariotte était drapée de noir.Les écrivains peinent et piochent dans un éboulis d’adjectifsLes mots grouillent comme des cafardsLe verbe se retourne, mord et griffe,S’enfuit l’épithète blafard.Mais vous, mathématiciens, je vous envieDe travailler dans un monde plus pur que le regard d’OctavieEntourés de colonnes si droitesQu’une erreur les fait s’écrouler,Ô mathématiciens à l’esprit frais et naïfComme un jardin de vieux curé.
« Ode au pauvre mathématicien »