Bulletin Vert no 438
janvier — février 2002
Présentation Dossier : Histoire de l’enseignement des mathématiques
Temps sombre ! Enfant ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ;
On me faisait de force ingurgiter l’algèbre,
On me liait au fond d’un Boisbertrand funèbre ;
On me tordait, depuis les ailes jusqu’au bec
Sur l’affreux chevalet des X et des Y ;
Hélas, on me fourrait sous les os maxillaires
Le théorème orné de tous ses corollaires ;
Et je me débattais, lugubre patient
Du diviseur prêtant main-forte au quotient.
Victor Hugo
Ancien officier de la grande Armée de Napoléon, Leopold Hugo tient à ce que ses fils Victor et Eugène entrent à l’École Polytechnique, fleuron de l’enseignement en France. Pour cela, ils prépareront le concours d’entrée dans une pension parisienne, la pension Cordier, au 41 de la rue Ste Marguerite. C’est là que Victor Hugo souffrira les affres d’un enseignement des mathématiques tel qu’il le décrit ci-dessus. Le programme des connaissances exigées pour l’admission (voir l’article de Anne Michel-Pajus : « La place des mathématiques dans la formation de l’ingénieur, à travers l’histoire de l’École Polytechnique ») comprend surtout des mathématiques, un peu de rhétorique, pas du tout de poésie. On comprend les désarrois de l’élève Hugo.
Presque deux siècles nous séparent de l’école de Hugo et c’est peu de dire que l’enseignement des mathématiques a bien changé depuis. Pourquoi ? Pourquoi, alors que l’École Polytechnique est toujours là comme horizon des ambitions parentales pour leur progéniture ? Ne me dites pas que c’est parce que le monde a changé ! Certes le monde a changé, mais est-ce suffisant comme explication ? Pendant vingt siècles, entre l’Antiquité grecque et l’Europe des Lumières, le monde a énormément changé et pourtant l’enseignement des mathématiques avait pour base essentielle et toujours les Éléments d’Euclide. Alors faut-il peut-être poser une autre question. Celle que pose Hélène Gispert : « Pourquoi, pour qui enseigner les mathématiques ? » Son article qui se veut « une mise en perspective historique de l’évolution des programmes de mathématiques dans la société française au XXe siècle » montre combien la réponse est conditionnée par de multiples facteurs et révèle « la diversité des enjeux à l’œuvre dans l’enseignement des mathématiques, qui se trouve au carrefour de contraintes d’ordre disciplinaire, épistémologique, social, idéologique (et) pédagogique ».
L’article de Patrick Guyot : « L’enseignement mathématique dans les écoles techniques au XIXe siècle. L’exemple de l’école Schneider du Creusot » illustre parfaitement le poids des contraintes sociales. Mais il y a les autres, particulièrement les contraintes pédagogiques. Celles-ci ont pris une telle importance au cours du dernier siècle, qu’elles ont modelé les mathématiques au-delà de leur simple forme de présentation. Un exemple presque caricatural en est le théorème de Thalès. Nul n’en parle avant la fin du XIXe siècle (ce qui ne veut pas dire que la propriété qu’il énonce n’est pas présente dans les traités de géométrie depuis Euclide). Et ce que les manuels scolaires français présentent depuis une centaine d’années à peine sous le titre « Théorème ou Propriété de Thalès » peut avoir un tout autre contenu dans d’autres pays européens [1].
Le dossier qui suit a donc pour objectif de présenter les enjeux de l’enseignement des mathématiques tels qu’ils ont été compris selon divers contextes historiques et sociaux. Il peut aider chacun à relativiser en connaissance de cause la relation
complexe qu’il entretient avec des programmes qu’il reçoit quelquefois sous forme d’absolus universels et intemporels, et l’engager à construire son enseignement de façon plus libre et vivante. Pour fixer le cadre général des évolutions en France
durant le dernier siècle il nous a paru opportun de republier le texte d’une conférence de Jean Itard faite pour l’APMEP en 1972 : « L’évolution de l’enseignement des mathématiques en France de 1872 à 1972 » [2] Puis suivent les trois textes évoqués ci-dessus, de Hélène Gispert, Anne Michel-Pajus et Patrick Guyot. D’autres textes suivront dans un prochain numéro.