JN 2024 — Le Havre
Discours d’ouverture
de la présidente de l’APMEP
La Normandie, un havre de mathématiques
Mesdames, Messieurs, cher·e·s collègues
C’est avec un véritable plaisir que je vous retrouve toutes et tous aujourd’hui au Havre pour ces Journées Nationales. Il est frappant de constater qu’année après année, le thème, pourtant choisi avec beaucoup d’anticipation par les Régionales, résonne toujours aussi justement le moment venu : un havre de mathématiques. Nous en avons tellement besoin pour mieux regarder l’année agitée, troublée qui vient de s’écouler. Parce qu’un havre, c’est un refuge sûr et calme, un refuge où se reposer d’une institution qui ne semble pas vouloir ralentir ; un refuge où se reposer d’une année politique folle dont nous ne pouvons ignorer l’impact sur notre quotidien, tant en termes de moyens que d’orientation pédagogique ; un refuge sûr et calme, enfin, pour mieux cultiver, au cœur de cette tourmente, l’élan collectif qui nous porte et l’esprit de résistance qui nous anime.
Je les mesure, cet élan collectif et cet esprit de résistance, jour après jour dans l’engagement de chacun et de chacune dans notre association. Même après toutes ces années, je reste étonnée et incroyablement admirative du temps et de l’énergie que tous nos bénévoles déploient pour faire vivre l’APMEP, organiser ces belles Journées Nationales, porter notre voix en interpelant nos dirigeants. Toutes et tous, adhérentes, adhérents, élu·e·s dans les Régionales ou pour le National, chargé·e·s de mission, vous êtes, nous sommes cet élan collectif porteur d’espoir.
Alors, comme ce havre s’offre à nous comme une parenthèse, j’ai envie de prendre le temps de questionner ce qui étaie cet élan et ce qui nous lie dans notre diversité ! Et à travers ces réponses, se dessinera sans doute l’école à laquelle nous aspirons, celle que nous voulons construire et pour laquelle nous nous battons.
Pour cela, je suis allée faire un tour sur ce que dit notre institution sur le site Devenir enseignant. Et il est curieux comme le discours porté semble si proche de nos valeurs et si loin des décisions ministérielles, du terrain et de ce qui est vraiment déployé dans nos établissements.
Quelques morceaux choisis qui font échos à l’actualité.
Les élèves d’abord :
Je cite : « Le cœur du métier d’enseignant, c’est l’attention portée au travail de ses élèves, à leurs besoins, à leurs lacunes, à leurs progrès. » Nous invitions l’an dernier la mission « exigence des savoirs » à profiter de la baisse démographique pour alléger les effectifs des classes et ainsi rejoindre les taux d’encadrements des pays voisins. La décision prise est une suppression massive de postes. Comment porter cette attention à des élèves toujours plus nombreux dans nos classes ?
Le site indique ensuite : « À travers son enseignement, il permet aux élèves de faire l’apprentissage du vivre ensemble pour devenir des citoyens capables de s’intégrer dans une société démocratique et de respecter les valeurs de la République. » Les valeurs d’égalité s’expriment-elles dans la mise en place des groupes de niveaux, souvent financés par la baisse des moyens en REP+, dans l’état de délabrement de certains établissements quand d’autres concentrent tous les moyens, dans l’explosion de l’offre privée dans le supérieur quand le maillage territorial public est mis à mal ?
Ensuite sur le travail en équipe et la culture scientifique.
Je cite à nouveau : « Enseigner c’est contribuer à un projet d’instruction, de développement, d’émancipation d’un élève. » La suite met en avant les projets disciplinaires, transversaux ou interdisciplinaires et les partenariats entre les réseaux d’établissements de l’académie, mais aussi les institutions et le tissu culturel, associatif local. Où sont les heures de concertation que nous réclamons pour mener ces projets, offrir des progressions cohérentes quand plusieurs disciplines interviennent dans les enseignements ? Quel cadre nous permet de proposer sereinement aux élèves des sorties autour de la culture scientifique, des rencontres pour promouvoir les sciences auprès des filles quand les règles de remplacement suggérées aux chef·fe·s d’établissement ignorent notre engagement et le travail effectué en imposant de repositionner les cours manqués du fait de ces projets ?
Enfin la formation.
Je cite : « Comme tous les autres métiers, enseigner s’apprend au sein des INSPÉ, mais aussi tout au long de la vie, pour approfondir ses savoirs, faire évoluer ses méthodes, s’approprier les innovations ou acquérir de nouvelles compétences. Pour cela, l’enseignant peut bénéficier d’une formation continue, dispensée par l’Éducation nationale. » De quelle formation parle-t-on ? La formation initiale a été défendue avec vigueur par les formateurs et formatrices mais elle est ballotée au gré de réformes ministérielles, dont la mise en œuvre est imposée dans la précipitation, des réformes qui génèrent des conditions d’étude et d’entrée dans le métier décourageantes pour les étudiants et dont les effets ne sont jamais évalués. La formation continue, de son côté, s’est tellement réduite au fil des années et son organisation est de plus en plus confiée à des « opérateurs » au statut flou et souvent cantonnée à des thèmes transversaux comme si nous n’avions pas besoin de formation disciplinaire et didactique. Bien sûr, nos collectifs veillent, s’expriment, proposent et, dans les délais toujours trop courts, fournissent la meilleure formation possible. Mais est-ce satisfaisant ?
Je cite encore : « C’est aussi un métier qui permet de concilier vie professionnelle et vie personnelle. » Cette phrase et la précédente ne viennent pas de la même page du site et sonnent faux quand on les lit ensemble. La formation continue proposée contient forcément des temps en « distanciel asynchrone », un jargon moderne qui dit que la formation se déroule dans les interstices, dans les temps laissés par les heures de cours, les rendez-vous parents, les préparations et les corrections, que finalement notre temps est extensible et tant pis si c’est au détriment justement de notre vie personnelle et tant pis si nous aurions eu besoin de nos pairs pour échanger, vivre pleinement notre formation. Quel professionnel voit ses temps de formation imposés hors de ses horaires de travail, conditionnés au repositionnement / réalisation d’une partie de ses heures à un autre moment ? Il est maintenant question d’imposer 18 heures de formation continue aux enseignants : quelle bonne idée… à condition bien sûr que ces heures soient déduites des obligations réglementaires de services !
La communication de notre institution paraît engageante au premier coup d’œil : « Être enseignant : un métier passionnant et exigeant » mais, les années passant, les différentes injonctions quant aux méthodes à utiliser, les évaluations nationales qui ne semblent là que pour davantage encadrer nos pratiques, nos conditions de travail et d’accueil des élèves qui se dégradent, tout cela entame de plus en plus la confiance. Nous voulons nous aussi « Accompagner [ses] nos élèves pour en faire des citoyens instruits et éclairés ». Nous partageons donc le même objectif mais peut-être faut-il lever quelques malentendus pour que nous retrouvions les moyens d’agir et que soit reconnue notre valeur. Peut-être faudrait-il que notre institution écoute davantage qui nous sommes pour envisager qu’il existe d’autres voies.
Alors qui sommes-nous ?
Nous sommes des créatrices et des créateurs.
Cela n’apparaît nulle part dans la communication institutionnelle et pourtant, quand on interroge les collègues, c’est un pilier essentiel de l’intérêt de notre métier. Inventer de nouvelles manières d’expliquer un concept, entendre les difficultés ou les démarches des élèves et construire de nouveaux supports, de nouvelles activités, adapter sa progression. Choisir l’organisation de sa classe. C’est d’ailleurs pour cela que nous sommes là, aux Journées Nationales, parce que la création se nourrit des idées qui circulent, des expérimentations des pairs, des recherches récentes. Ce n’est pas juste une question de liberté pédagogique, même si c’est important ; nous donnons ainsi du sens à notre métier en évitant de le cantonner à un rôle de répétiteur sans esprit d’initiative ou esprit critique. Cela permet aussi l’innovation et, par le partage chacune ou chacun peut à son tour enrichir la pratique de toutes et tous.
Nous sommes ambitieuses et ambitieux.
Nous accompagnons chaque enfant, nous l’encourageons, nous travaillons pour l’aider à réaliser son potentiel. Nous ne voulons pas l’enfermer dans un parcours dans lequel il se sentirait dévalorisé et contraint. Nous sommes persuadés que l’éducation peut transformer le monde. Nous portons un rêve de changement, d’un monde plus inclusif, coopératif, sans discrimination sociale, de genre ou liée au handicap. À travers les mathématiques, nous voulons former des citoyennes et des citoyens capables de raisonner, de comprendre le monde qui les entoure, de penser de manière critique, d’inventer de nouveaux modes de vie pour faire face aux défis de notre époque.
Nous sommes la diversité.
Nous aimons les maths différemment, nous aimons faire jouer les élèves ou pas ; nos classes sont calmes ou pleines d’effervescence, un peu trop bruyantes ou pas assez à notre goût ; nous voulons que les classes cherchent des problèmes mais pas trop par peur de manquer de temps ; nous cherchons à les guider un peu beaucoup, pas toujours autant, nous aimons enseigner aux plus petits ou préférons les plus grands ; nous pouvons passer plusieurs jours à nous demander où se cachent les mathématiques et les trouver partout mais pas au même endroit et souvent autour d’un café ou d’une autre boisson suivant l’horaire.
Nous sommes l’avenir.
Parce que nous nous battons pour un service public de qualité. Parce que nous nous remettons chaque jour en question. Parce que nous ne renonçons pas, même quand c’est difficile. Parce qu’aucun élève ne nous laisse indifférent. Parce que notre regard s’illumine et notre sourire s’agrandit quand l’une ou l’un d’entre eux a compris, que ce soit son erreur ou un nouveau concept, quand la classe s’enthousiasme. Parce que nous savons que ce qui tisse une société, ce qui crée du commun c’est l’humain, c’est ce que nous vivons dans nos classes, c’est ce que nous trouvons dans nos Régionales, dans ces Journées Nationales.
C’est ce qu’il faudrait que notre institution comprenne pour provoquer ce choc d’attractivité tant attendu : nous faire confiance à nouveau, nous donner les moyens d’agir et nous laisser agir.
Je le disais en introduction, un havre est un refuge sûr et calme. Nous allons profiter de ce havre pour partager, échanger autour de ce projet collectif d’émancipation qu’est l’école. Mais dans ce monde fou qu’est devenu le nôtre, un havre est aussi un luxe inaccessible à trop de nos frères et sœurs humains. De notre place d’enseignant, que pouvons-nous faire ? Je crois que construire un monde plus juste commence par donner à chacune et chacun de ses membres les moyens de comprendre et d’agir sur les fragments du monde qui s’offrent à lui. Et c’est là que nous avons un rôle à jouer. C’est sur ce chemin que la société a besoin de nous, et elle peut compter sur nous !
Bonnes Journées Nationales !