Bulletin Vert n°480
janvier — février 2009
André Revuz : témoignage personnel
Hugues Biratelle [1]
Le 12 février 1996, en réaction à un article paru dans le n° 90 des « Chantiers de pédagogie mathématique », bulletin de la régionale APMEP d’Ile de France (une contribution au débat « Le qualitatif s’oppose-t-il au quantitatif ? » proposé par la revue et invitant les professeurs à s’exprimer sur l’enseignement des mathématiques), André Revuz m’envoie une lettre, écrivant notamment « Je suis d’accord avec la quasi totalité de ce que vous y dites, et je me réjouis de voir qu’il y a des jeunes professeurs qui s’accommodent mal des programmes invertébrés actuellement en vigueur et de la fuite généralisée devant les démonstrations. Je ne peux que vous encourager à poursuivre dans la voie qui est la votre ». Quand on se trouve dans sa quatrième année d’enseignement, un tel soutien ne peut que vous donner du cœur à l’ouvrage.
Jusqu’alors, je n’avais vu son nom qu’associé à celui de Michel Queysanne en tant que co-directeurs d’une collection d’ouvrages du secondaire parus aux éditions Nathan et utilisés dans les années 1970 et aussi en tant que rédacteur de la partie « Intégration et mesure » dans l’Encyclopedia Universalis. Et là, il me contacte. Une correspondance voit le jour et une première entrevue dans son bureau de la tour 55/56 à Jussieu a lieu le mercredi 18 avril 1996. Consacrée à diverses questions d’ordre mathématique que je me posais à l’époque et relatives aux notions de longueur, de vecteur et d’angle, il me remet à cette occasion un ouvrage : « Est-il impossible d’enseigner les mathématiques ? » où il écrit « À Hugues Biratelle, en cordial hommage en lui souhaitant qu’il prouve qu’il est possible d’enseigner les mathématiques ». Au moment de se quitter, il me dit : « Je sens que l’on va se revoir », ce qui se produit effectivement, à nouveau dans son bureau, à son domicile des Essarts-le-Roi ainsi qu’au mien. Il me prend en amitié et ça, c’est irremplaçable.
Nos entrevues ont pour objet la co-rédaction d’un ouvrage sur les angles. Nous avions constaté que l’état de l’enseignement de cette notion était déplorable et il avait répondu favorablement à l’idée de co-rédiger un ouvrage sur le sujet que je lui avais soumise. Voici une partie de l’introduction :
« De façon générale, dans toutes les langues usuelles, la polysémie est la règle : la plupart des mots ont plusieurs sens. Devant les nombreuses significations possibles d’un mot, nous choisissons la plus pertinente dans la situation donnée.
Le langage mathématique s’efforce, en général avec succès, d’éviter toute polysémie. Mais il y a des exceptions. La plus notable est celle du mot “ angle ” : les mathématiques elles-mêmes lui fournissent de nombreux sens. Afin d’éviter que la polysémie règne, ce qui provoquerait des malentendus, les mathématiciens ont fabriqué des expressions d’un seul tenant qui permettent de garantir l’unicité du type d’angle désigné. Par exemple, dans un plan affine ou vectoriel euclidien, on peut citer : angle de secteur, angle de paire (de demi-droites et de droites), angle de couples (de demi-droites, de droites, de vecteurs non nuls), angle de rotation, angle cinématique.
Dans de nombreux domaines non mathématiques, le mot angle est souvent utilisé et est polysémique. En voici quelques-uns : la langue courante (langue écrite et parlée quand on évoque par exemple les angles des rues ou les angles dans une habitation), les transports (automobiles, bateaux), l’art militaire, la balistique, l’orthopédie dento-faciale, la physiologie articulaire, la menuiserie, la topographie, la géodésie, la photographie, l’optique, les sciences physiques. En pratique, lors de l’emploi du mot, deux phénomènes langagiers liés à son caractère polysémique se produisent. D’une part, il arrive fréquemment que plusieurs points de vue différents - c’est-à-dire plusieurs sens attachés à ce mot - interfèrent ou que l’on passe subitement de l’un à l’autre. Mais il y a toujours un lien entre ces différents sens, et souvent une idée commune qui demeure en dépit des glissements de sens. D’autre part, on commet aussi des abus de langage : par exemple, un angle et sa “ mesure ” sont le plus souvent confondus. »
Notre plan est le suivant : réaliser tout d’abord deux inventaires, l’un consacré à l’utilisation des angles dans les domaines non mathématiques indiqués ci-dessus et un autre relatif à l’enseignement secondaire, puis hiérarchiser les différents sens rencontrés du point de vue de leur importance au sein des mathématiques, proposer un traitement didactique de la question pour l’enseignement secondaire et terminer par un aspect théorique de la notion d’angle, de mesure et de rotation.
Notre travail se déroule dans de très bonnes conditions. Son statut d’universitaire et une grande différence d’âge entre nous ne lui font jamais adopter une attitude suffisante : « Vos remarques et vos critiques sont les bienvenues » m’écrit-il un jour. Il me traite d’égal à égal et de cela, j’en suis très fier, je ne m’en cache pas. Lorsque, dans une de mes lettres, je lui écris que je ne possède pas son « envergure mathématique », il me répond : « Je ne suis qu’un mathématicien de classe moyenne ». Une estime réciproque s’installe. Malheureusement, la lente dégradation de l’état de santé de sa femme Germaine à partir de 1996-1997, une énergie décroissante pour ce type de travail malgré une vivacité d’esprit jamais démentie et nos emplois du temps très remplis contribuent petit à petit à mettre en veille notre projet.
À partir du moment où nous entreprenons notre collaboration et que j’ai connaissance de sa carrière, de ses actions pour améliorer l’enseignement des mathématiques, de ses ouvrages et de ses multiples interventions, je constate que ses idées rejoignent les miennes. Dans mes cours, quand l’occasion se présente, notamment lors d’une question d’élève et sans dire à chaque fois qu’il en est l’auteur mais en pensant bien à lui, je les diffuse. Par exemple : « Un calcul ne s’exécute pas, il se médite », « Sans les techniques de mise en œuvre, les idées, si belles soient-elles, sont impuissantes ; sans les idées qui les ordonnent et les dirigent, les techniques peuvent rapidement se transformer en un fouillis inextricable. Or, c’est une perversion fréquente de l’enseignement mathématique que d’insister plus sur les techniques que sur les idées », « Un cours de mathématiques doit toujours être totalement transparent ; on peut tout y justifier. Tout, à coup sûr, n’est pas justifié de la même manière : un théorème l’est par sa démonstration ; un axiome par sa plausibilité [….] ; une définition doit être justifiée par sa pertinence ».
Je le vois une dernière fois le samedi 12 janvier 2002 à l’INRP, rue d’Ulm à Paris, lors d’une table ronde « Mathématiques et enseignement des sciences ». Il fait partie des intervenants et dit notamment que « si un professeur prend le temps de bien motiver une notion sans asséner des vérités toutes faites, ensuite, ça roule comme un TGV ».
Les mathématiques me passionnent et ma rencontre avec André Revuz a accentué le plaisir d’en apprendre encore et de les enseigner. En sa mémoire, mon métier n’a qu’un seul but : que les mathématiques restent vivantes !