Bulletin Vert n°480
janvier — février 2009

André Revuz et l’APMEP à travers le Bulletin Vert de 1937 à 2008

J’ai connu André Revuz il y a plus de soixante-dix ans et j’ai eu avec lui tout au long de sa vie de nombreuses rencontres et des entretiens animés et féconds mettant en évidence combien il dominait les mathématiques contemporaines et les problèmes que posait leur enseignement. Je m’associe donc pleinement à l’hommage unanime qui lui a été rendu le 31 octobre dernier.

Son nom apparaît dans le bulletin dès 1937 sur la liste des agrégés de mathématiques, puis dans le n° 180, déc 56, dans un article «  Espaces projectifs  » suite à une des conférences (IHP, 31 mai 56) organisées à Paris à la demande de l’APMEP par la SMF à l’intention de tous les professeurs (parisiens). La plupart des mathématiciens de la Sorbonne ont donné une conférence et André a joué un rôle moteur dans ce dispositif, la publication dans le Bulletin permettant une information des provinciaux. L’objectif de ce cycle de conférences était de former à la mathématique contemporaine telle qu’on la présentait désormais dans les facultés à la suite de Bourbaki, les collègues qui avaient obtenu leur licence dix, vingt, voire trente ans auparavant.

Le n° 183 (jan 57) donne un deuxième exposé « Espaces euclidiens et espaces métriques » puis le no 196 (jan 59) et le 198 un troisième en deux parties (Théorie de l’intégration).

André est élu au comité de l’APMEP en mai 58 et il entre aussitôt au bureau comme vice président (conférences, enseignement supérieur). Il faut noter que jusqu’alors le comité compte des enseignants du second degré et de classes préparatoires, dont de futurs inspecteurs généraux, mais ne comporte pas d’universitaires ; André, qui est alors professeur à la faculté des sciences de Poitiers, est le premier d’une longue suite.

Le n° 201 (oct 59) renferme un article dont le titre reflète bien la pensée de l’auteur : « Le langage simple et précis des mathématiques modernes » destiné aux professeurs d’école normale en formation à l’E.N.S. de St-Cloud ; il y écrit :

"Les mathématiques modernes ne s’opposent pas aux mathématiques classiques : il est de la mature même des mathématiques de ne se renier jamais. D’une conception à l’autre, il y a pourtant de grands changements. En mathématiques classiques, les chapitres sont classés d’après la nature des « objets » étudiés : arithmétique, géométrie, mécanique, … Les mathématiques modernes mettant l’accent sur les modes de raisonnement y trouveront le critère de classement par les structures.

Un premier avantage de cette conception est l’économie de pensée qu’elle permet. Le langage des mathématiques modernes, aussi surprenant qu’il puisse paraître à qui l’entend pour la première fois, présente l’avantage d’exprimer des notions très simples. Ce vocabulaire, maintenant bien fixé et support de notions courantes, peut-il être introduit avec profit dans l’enseignement élémentaire ? la question mérite d’être étudiée par ceux qui enseignent, l’expérience pédagogique devant décider."

En 1960 André assure un cycle complet de conférences à l’attention des collègues du second degré. Avec son épouse Germaine, il rédigera les trois volumes du Cours de l’APM, ouvrage de base enrichi de nombreux exercices, pour tous les membres de l’association qui y souscriront en masse : 1962 : I Groupes, Anneaux, Corps ; 1963 : II Espaces vectoriels ; 1966 : III Éléments de topologie.

Entre temps, il a été élu en mai 1960 et pour deux ans Président de l’APM : dans son premier rapport d’activité en 61, il se réjouit d’avoir vu en un an le nombre d’adhérents passer de 3 000 à 3 500 et déclare : le moment est venu de donner à l’APM une structure qui lui permette de décupler son activité et de la mettre à même de faire face aux problèmes de tous ordres que le développement à escompter de l’enseignement scientifique va lui poser dans les prochaines années.

Dans le second, en 62, il se réjouit de la création de nouvelles Régionales et poursuit : Les Professeurs de Mathématiques ne doivent pas demeurer intellectuellement isolés : ils doivent échanger leurs idées, s’aider mutuellement pour résoudre les problèmes que pose leur difficile et passionnante mission de diffuser la Science mathématique, Science, qui, loin d’être figée, est au contraire extrêmement vivante, et dont la pédagogie doit trouver dans cette vie ses méthodes les plus fécondes.

Quand il quitte la présidence de l’association, il prend pour quelques années celle de la commission du dictionnaire et précise : la commission n’a pas voulu présenter un credo ; elle a surtout eu le souci d’expliquer les usages les plus fréquents sans pour autant négliger l’appréciation de ce qui lui paraît le plus souhaitable. En tout cas, les rédacteurs ne souhaitent rien tant que la critique et la commission, comme jadis l’agriculture, manque de bras.

En 1963 il publie à l’attention du grand public « Mathématique moderne et mathématique vivante  » axé autour de trois affirmations fortes :

  • La mathématique occupe une place importante dans l’humanisme du XXe siècle.
  • Il ne s’agit pas d’enseigner une science toute faite mais de faire acquérir un mode de pensée.
  • Le professeur de sciences doit être convaincu que sa mission est d’abord l’éducation de la liberté de l’esprit.

Gilbert Walusinski en rend compte dans le n° 238 (fév. 63) : Revuz a le grand mérite de nous donner une sorte de manifeste, le « pourquoi nous combattons » des professeurs de Mathématiques.

Dans le n° 240 (juil 64), il analyse l’ouvrage Some lessons in mathematics de T. J. Fletcher qu’il traduira un peu plus tard et conclut : Ce livre apporte mieux que des intentions. Par son existence et dans son mouvement, il dépasse les fausses querelles entre mathématiques dites modernes et mathématiques dites traditionnelles, entre mathématiques dites pures et mathématiques dites appliquées, il donne l’exemple d’une pédagogie active en contact avec le réel sans mépriser la théorie à laquelle il donne un fondement sain et dont il fait la preuve de l’efficacité.

Dans le n° 247 (mars 65) Gilbert Walusinski a demandé a plusieurs collègues leur avis sur quatre livres relatifs à l’enseignement de la géométrie (Artin, Choquet, Dieudonné, Papy) ; André Revuz y écrit : Aux yeux de nombreux collègues du second degré, l’effort de modernisation de l’enseignement des mathématiques est apparu à la fois comme une réhabilitation de l’algèbre, qui a été accueillie favorablement, et comme une condamnation de la géométrie, qui a scandalisé. Ce qui est condamné, ce n’est pas la géométrie mais son édification à partir de l’axiomatique incomplète d’Euclide, ou de l’axiomatique euclidienne complétée par Hilbert. Le cri de guerre de Dieudonné : « À Bas les triangles » et « À bas Euclide » a véhiculé cette condamnation dans le monde entier, non sans qu’il soit souvent mal compris et considéré comme un manque de respect consternant à l’égard du grand ancêtre. Je crois qu’il faut redire qu’il n’y a pas, à notre époque, de plus sûre manière de trahir l’esprit d’Euclide, que de se conformer aveuglément à son oeuvre. Si Euclide revenait parmi nous, il collaborerait avec Bourbaki à moins que sa susceptibilité ne l’incite à animer une équipe rivale, mais travaillant dans le même sens.

À partir de 1964, André dirige avec G. Th. Guilbaud et A. Huisman deux séries de trente émissions télévisées : « Les Chantiers Mathématiques  » ; ces émissions se poursuivront jusqu’en 1967.

Il est de nouveau élu au comité et membre du bureau (vice président enseignement supérieur) de 1964 à 1967 puis de 1969 à 1972.

En avril 72 (n° 283), il publie un article : « La notion de continuité dans l’enseignement du second degré : compte-rendu d’une expérience » où il explicite une démarche expérimentale en didactique menée avec Joëlle Pichaud.

En 1975, une commission de l’APM animée par Henri Bareil a publié une «  grille d’analyse des manuels scolaires » ; dans le n° 301 (déc. 75), R. Duval et F. Pluvinage la testent sur deux manuels de Quatrième dont celui de la collection Queysanne-Revuz ; c’est l’occasion pour André de répondre et d’écrire : Me permettrai-je, pour conclure provisoirement, de rappeler d’abord qu’un manuel se veut une aide pour le professeur et pour l’élève et qu’il ne doit être une Bible ni pour l’un ni pour l’autre. Apprendre à lire le manuel et à le lire d’une manière critique, comme on doit le faire de tout texte, mathématique ou non, est un exercice qui bien sûr demande un effort, mais qui est d’un excellent rendement.

Dans la brochure « Géométrie au Premier Cycle » parue en 1977, il revient longuement dans l’article Ainsi passent les programmes sur les programmes de 1970 et les objectifs de la commission Lichnerowicz et précise : Un bon programme doit demander un effort aux maîtres, les inciter à approfondir leur culture et ne pas laisser endormir dans les habitudes du programme « coutumier ». Il doit provoquer la réflexion et la discussion. Il doit tenir compte de l’évolution de la Science qui n’est pas empilement de connaissances, mais est à la fois organisation rationnelle de l’acquis et synthèse des activités intellectuelles dont le développement doit permettre d’attaquer l’encore inconnu.

Dans le n° 327 (fév. 81), Gilbert Walusinski critique le livre d’André «  Est-il possible d’enseigner les mathématiques ?  » C’est l’occasion pour Alain Bouvier et Jean-Marc Braemer d’intervenir vigoureusement en tribune libre dans le n°331, puis pour André de répondre non moins vertement et de conclure : Qu’il s’agisse de la conception des mathématiques, de l’organisation de l’enseignement, de la formation des maîtres, on commet à coup sûr de très graves erreurs si l’on se limite à certains aspects au détriment des autres. La réussite dépend toujours de très nombreuses conditions nécessaires, dont aucune n’est suffisante. J’avais l’illusion de l’avoir dit clairement. Je profite de l’occasion pour le réaffirmer et adjurer tous ceux qui ont une responsabilité, grande ou petite, dans l’enseignement des mathématiques de ne pas l’oublier.

Pour le soixante-quinzième anniversaire de l’Association, en 1986, il publie un article De natura adsocietatis, plein de lucidité et d’enthousiasme, qu’il termine ainsi :

Un être vivant doit sans cesse faire face aux mêmes agressions, doit sans cesse renouveler ses cellules, et s’il s’agit d’un être humain être animé par un idéal suffisamment motivant, même s’il doit demeurer en grande partie inaccessible. Il en est de même d’une Association, je ne pense pas avoir fait un inventaire exhaustif de tous les buts vers lesquels elle doit tendre, je ne pense pas que les objectifs rappelés soient très faciles à atteindre, et je n’ai pas discuté des moyens à mettre en œuvre pour s’en approcher, mais ce dont je suis sûr c’est que ces objectifs doivent être sans cesse présents à l’esprit de ses membres pour que l’Association soit vivante, et que c’est en travaillant pour les atteindre qu’elle se développera, à moins qu’elle ne préfère n’être qu’une amicale…

Très actif jusqu’à la fin, André donne encore de nombreuses conférences, participe à des publications de l’IREM qu’il a fondé, écrit des biographies sur ses amis Queysanne, Lichnerowicz , Choquet et Couty, enregistre un entretien avec Michèle Artigue en septembre 2007 qui est disponible en ligne et participe activement en juin dernier au trophée Kangourou en faisant travailler de jeunes lauréats.

Dans le numéro 21 de PLOT (Début 2008), il commente en courrier des lecteurs un article sur le Débat scientifique en classe ; il y rappelle l’expérience des « classes nouvelles de 1945 à 1952 dont les détracteurs, même parmi les collègues, pensaient que « les élèves ne travaillent pas puisqu’ils s’amusent » et conclut l’article en proposant à ses lecteurs de se poser la question : comprenons-nous bien ce que veut dire comprendre ?

J’ai essayé de donner la parole à André qui aimait bien se faire entendre, tout en ayant conscience qu’en me bornant à quelques extraits de chaque texte, je risquais de réduire ou de déformer sa pensée. Je pense que les jeunes collègues qui souhaitent rentrer plus avant dans son œuvre, peuvent accéder aux articles complets en consultant une collection du Bulletin dans une bibliothèque d’IREM ou chez un collègue plus ancien.

Du moins ai-je voulu montrer une activité de plus de soixante dix années consacrées à l’enseignement des mathématiques dont les graines semées produiront des fruits encore longtemps.

Merci, cher André, d’avoir su communiquer ton érudition et ton dynamisme d’abord à notre Association puis toute la communauté des enseignants de la Maternelle à l’Université et de les avoir entraînées dans un profond rajeunissement et une multitude d’activités avec comme objectif permanent de rendre l’élève agent de sa propre compréhension et du progrès de son savoir.

 

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