Bulletin Vert n°470
mai — juin 2007

Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Comment transmettre un savoir qu’on n’a pas acquis ?

Certains livres sont symptomatiques d’une époque. Celui de Pierre Bayard, [1] » en dit long sur la déroute de l’éthique dans certains milieux universitaires. Il faut cependant lui reconnaître une franchise rare :

Enseignant la littérature à l’université, je ne peux échapper à l’obligation de commenter des livres que, la plupart du temps, je n’ai pas ouverts. Il est vrai que c’est aussi le cas de la majorité des étudiants qui m’écoutent, mais il suffit qu’un seul ait eu l’occasion de lire le texte dont je parle pour que mon cours en soit affecté et que je risque à tout moment de me trouver dans l’embarras.

Par ailleurs, je suis appelé régulièrement à rendre compte de publications dans le cadre de mes livres et de mes articles qui, pour l’essentiel, portent sur ceux des autres. Exercice encore plus difficile, puisque, au contraire des interventions orales qui peuvent sans conséquence donner lieu à des imprécisions, les commentaires écrits laissent des traces et peuvent être vérifiés. En raison de ces situations devenues pour moi familières, j’ai le sentiment d’être assez bien placé, sinon pour délivrer un véritable enseignement, du moins pour communiquer une expérience approfondie de non-lecteur et engager une réflexion sur ce sujet tabou, réflexion qui demeure souvent impossible en raison du nombre d’interdits qu’elle doit enfreindre.

Le livre mêle inextricablement (et de façon irritante) une extrême fumisterie militante et des réflexions très subtiles sur l’art de lire. Car pour défendre la non-lecture, Pierre Bayard s’avère aussi – au moins à quelques reprises – fin lecteur…

Si je parle de ce livre ici, c’est que son discours entre en résonance avec d’autres pratiques détestables, devenues courantes dans nos écoles, dans nos universités et dans le monde de la recherche. Faire semblant, discourir sur des domaines inconnus, habiller brillamment le vide, n’est plus le monopole des dîneurs mondains : l’ère du vide se vit même dans nos belles et coûteuses institutions ! Et pas depuis hier.

Des commentaires de commentaires de commentaires…

En 1985, un groupe de recherche de l’IREM de Strasbourg, dirigé par Dominique Guin se lance dans l’étude des systèmes experts de géométrie élémentaire. Il commence par explorer la littérature scientifique consacrée à ce sujet dans le monde. Une réalisation s’impose alors (par le nombre de citations) dans toutes les publications : « Geometry Tutor », de J. Anderson et F. Boyle est unanimement salué comme le plus remarquable logiciel en ce domaine.

Le groupe décide alors de commander un exemplaire du logiciel aux États-Unis.

Réunis autour de l’ordinateur, nous le testons dès son arrivée. Stupeur, la « chose » est totalement inutilisable, les enseignants-testeurs n’arrivent pas au bout d’une démonstration de Quatrième, tant est laborieux le procédé pointilliste du « pas à pas », qui dissout le fil de la démonstration. « Il doit s’agir d’une version simplifiée pour l’exportation », hasarde un des participants, au comble de la stupéfaction ! Que nenni ! Renseignements pris, nous avions bien en main la version intégrale tant louée par les chercheurs !

Au hasard d’un congrès sur l’intelligence artificielle, Dominique Guin interroge les chercheurs du domaine et leur dit notre déception. Elle crée une certaine gêne, et finit par obtenir l’aveu : aucun des chercheurs n’a pris la peine de tester le logiciel. Leurs publications reprennent simplement les citations élogieuses des publications précédentes, avalanche de louanges sans fondement véritable, scolastique creuse et vide !

Mais qui donc est l’auteur du document ?

Plus récemment, le comité de rédaction du Bulletin de l’APMEP (qui a la « fâcheuse » habitude de lire les textes dans le détail) doit statuer sur un article relatant une expérience interdisciplinaire « Maths-Philo », dans le cadre des TPE. Le texte présenté est intéressant, mais un doute saisit les lecteurs à propos des travaux d’élèves proposés en exemples. Il leur semble peu probable qu’un élève d’aujourd’hui écrive dans un style et avec un vocabulaire aussi … sophistiqués. Une phrase caractéristique de l’écrit est proposée (entre guillemets [2]) à la redoutable mémoire de Google, qui retrouve le document originel et son auteur (ce n’est bien sûr pas l’élève). Le comité de rédaction s’interroge : la collègue qui soumet l’article est-elle aveugle au sujet de ses élèves ? Ou cherche-t-elle dans une publication à tout prix, un soutien dans le conflit avoué avec son chef d’établissement ? Dans les deux cas, on doit s’interroger. Une lecture critique (attentive mais dubitative) est indispensable.

Cela pose d’ailleurs la question plus générale du statut de la documentation dans les travaux de recherche comme les TPE. Les superbes « copier/coller » de documents savants, aisément accessibles sur Internet, conduisent à des brochures impressionnantes (forme et fond). Mais quelle est la part originale dans ces « chefs-d’œuvre ? » Trop souvent, les jurys hésitent à poser des questions qui fâchent. N’est- on pas alors dans la situation décrite par Pierre Bayard, de « parler de documents qu’on n’a pas lus » ? On peut admettre que de larges parties d’un TPE sont destinées à faire « du volume [3] ». Mais il me semble indispensable qu’un travail approfondi, lecture au sens fort, qui pénètre dans le document et en éclaire le sens, la démarche et la portée, soit accompli sur un nombre restreint, mais significatif de documents utilisés. Faute de quoi, ce sont l’esbrouffe et le vide que l’on diplôme. Quand ce n’est pas le faux-sens ou le contresens !

Faire joli à défaut de faire juste

Voici un exposé de deux élèves de Terminale sur les fractales. Sujet à la mode, vulgarisé ces dernières années par d’innombrables journaux et revues (les magnifiques images produites sur ordinateur attirent l’oeil et surprennent : la science peut produire de la beauté !).

L’exposé des élèves montre une capacité certaine à récupérer sur ordinateur l’information figurant sur des sites. Le commentaire oral paraphrase l’information projetée.

La relative aisance des élèves dans l’exposé oral est une bonne surprise (ils n’ont que rarement l’occasion de pratiquer ce difficile exercice, qui les attend dans le cadre des entreprises). L’attention des camarades, extérieurs au projet, mérite d’être soulignée.

Le fond de l’exposé pose de nombreuses questions, dont certaines sont essentielles. Faute de temps et sans doute d’informations disponibles sur le site, le fond a été largement sacrifié à la forme.

Et surtout : Les outils mathématiques mis en œuvre dans les fractales sont nombreux, variés et redoutables : la récursivité, les nombres complexes, les itérations de fonctions, les limites, la continuité, la dérivabilité qui font partie de la panoplie d’un élève de Terminale S. Mais la grande difficulté réside dans leur mise en œuvre simultanée ! Pour les comprendre vraiment et en maîtriser les subtilités, il faut plusieurs mois de travail intense [4].

On touche ici du doigt un des grands problèmes posés par l’usage des sites Internet au lycée. Comment évaluer le niveau de connaissances requis pour tirer parti des informations qui y figurent ? Il faut connaître le sujet avec une précision suffisante, ce qui n’est généralement pas le cas des élèves qui l’abordent. Le rôle de l’enseignant dans cette évaluation est donc essentiel. Mais sera-t-il compris (et suivi) s’il dissuade des élèves d’aborder un sujet « mode » dont la difficulté leur échappe ?

« Comment sont obtenues les images fractales que vous projetez ? Qu’est-ce que la dimension d’une fractale ? » Les deux élèves, interrogés à l’issue de leur exposé, avouent qu’ils ne savent pas répondre à ces questions [5] (faute de se les être posées).

La célèbre fractale de Von Koch révèle des failles encore plus redoutables. « Elle est continue partout et dérivable nulle part » récitent-ils, sur la foi des déclarations du site. Or, la courbe projetée est une suite de segments faisant entre eux des angles de 60 ou 120 degrés.

Les deux élèves savent bien qu’un segment ouvert, non vertical est représentatif d’une fonction affine, dérivable en tout point. La contradiction entre ce savoir et l’affirmation tirée du site leur a totalement échappé. Et pour cause : aucune des courbes projetées n’est la fractale de Von Koch, courbe limite quand on itère indéfiniment le processus, et totalement inaccessible à toute représentation, surtout sur écran informatique [6] ! Peut-on leur reprocher cette confusion entre un état du processus et sa limite à l’infini ? Certes non, mais cette erreur inévitable montre l’extrême difficulté du sujet que les belles et sympathiques images du site ne laissent pas présager. On pense à Gaston Bachelard :

La première expérience ou, pour parler plus exactement, l’observation première est toujours un premier obstacle pour la culture scientifique. En effet cette observation première se présente avec un luxe d’images ; elle est pittoresque, concrète, naturelle, facile. Il n’y a qu’à la décrire et à s’émerveiller. On croit alors la comprendre. [7]

Et encore :

Dans la formation d’un esprit scientifique, le premier obstacle, c’est l’expérience première, c’est l’expérience placée avant et au-dessus de la critique qui, elle, est nécessairement un élément intégrant de l’esprit scientifique [8].

L’exposé des élèves n’aborde aucune des questions mathématiques sous-jacentes aux fractales. Ont-ils d’ailleurs fait des mathématiques ? Ne sont-ils pas plutôt « journalistes-vulgarisateurs » (encore qu’on soit en droit d’espérer de ces professionnels la connaissance intime des sujets qu’ils abordent) ? Peut-on vraiment parler devant des connaisseurs, d’un sujet qu’on n’a « lu » que superficiellement, en se limitant aux apparences ? En mathématiques et en sciences, il est difficile de faire illusion [9] longtemps. Sauf si les auditeurs mettent la tête dans le sable !

Des calculatrices pour éviter les mathématiques

Je citerai aussi pour mémoire l’usage des calculatrices pour éviter les mathématiques. Cet usage déjà ancien [10] est largement admis aux examens [11]. Face à une copie où les mathématiques occupent une place marginale, je m’entends dire par un collègue que l’élève a fait preuve d’une compétence véritable dans l’usage de l’instrument et qu’il convient de la sanctionner par une note convenable. Je réponds (sans l’ébranler) qu’alors Claude Allègre dit vrai en affirmant que les mathématiques sont inutiles et que la technologie les remplace avantageusement. Parler avec une certaine aisance de questions dont on ne sait en réalité rien (ou pas grand chose), est-ce vraiment le but recherché à l’école ?

Des bibliographies impressionnantes

Un dernier mot, avec le sourire, à propos des bibliographies impressionnantes qui accompagnent certains articles de recherche ou de revues. Sont-elles le reflet d’une lecture vraie [12]ou doivent-elle célébrer la culture encyclopédique que l’auteur n’a pas ? Le syndrome de « Geometry Tutor » oblige à poser la question…

Le système éducatif est une bulle dans laquelle des mœurs discutables peuvent se développer sans trop d’inconvénients : rien n’empêche d’applaudir à des exposés puisés sur Internet, de fermer les yeux sur les procédures techniques de résolution des problèmes qu’utilisent les élèves, de mettre de bonnes notes et des appréciations favorables qui évitent les questions qui fâchent.

Le malheur, c’est qu’au sortir de cette bulle, l’étudiant entre dans la vie professionnelle où le « faire semblant [13] se paye au prix fort. Car l’entreprise n’est pas un salon où l’on cause, c’est un lieu où des clients payent une compétence vérifiable. Le procès de l’Erika se déroule au moment où j’écris. Le tribunal décortique (enfin) les certificats de navigabilité refusés par les uns, accordés complaisamment par d’autres [14]. Il sort du virtuel des « papiers » pour s’intéresser à la structure du navire dont la rupture a engendré une pollution dramatique.

C’est ce qui arrive quand on « discourt sans lire », quand on statue sans vérifier ou en fermant les yeux. Les attitudes détestables que Pierre Bayard revendique – et qui diffusent sans bruit (honteusement ?) dans le système éducatif – conduisent à des réveils douloureux.

 

Notes

[1« Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Les Éditions de Minuit. Collection Paradoxe. 2007. 163 pages. ISBN 978-2-7073-1982-1. 13 000 exemplaires déjà vendus. De nombreuses recensions « molles », un peu amusées, vaguement sceptiques, rarement critiques… L’époque célèbre le « n’importe quoi » : un chien qui mord un évêque n’est pas une information, un évêque qui mordrait un chien en serait une !

[2Google recherche alors les documents contenant le texte exact.

[3Les élèves signalent pour mémoire des thèmes trouvés dans différentes sources et liés au sujet central, sans être l’objet d’études détaillées.

[4L’expérience a été réalisée avec un incontestable succès dans le cadre de la première « option informatique » il y a une dizaine d’années. Quatre mois à raison de deux heures hebdomadaires ont permis de cerner le sujet.

[5Ils ont pourtant parlé de la « dimension » des fractales tout au long de l’exposé.

[6À chaque étape, la longueur des segments est divisée par 3. On tombe très vite en dessous de la taille du « pixel », et le tracé s’évanouit !

[7La formation de l’esprit scientifique, Vrin 1980, page 19.

[8La formation de l’esprit scientifique, Vrin 1980, page 23.

[9Rappelez vous la célèbre « mémoire de l’eau », bien vite retournée au néant.

[10Dès leur apparition, les élèves ont compris le parti qu’ils pouvaient en tirer pour contourner les difficultés conceptuelles. Ce détournement a été facilité par la non-intégration de ces outils dans l’enseignement des mathématiques. « Je n’ai pas besoin de calculatrice pour faire de bonnes maths » disaient nombre de collègues…

[11Pas officiellement, bien sûr, mais dans les faits, un peu honteusement.

[12Dans ce cas, la bibliographie (même très abondante) joue son rôle et enrichit l’article de multiples prolongements évalués par l’auteur. Dans le cas contraire, elle entre dans la célébration des « livres qu’on n’a pas lus ».

[13Il y a des entreprises, même « considérables » qui trichent avec la réalité. Mais alors, quand les problèmes surgissent, les tribunaux entrent en lice et la réalité s’invite aux débats... La faillite d’Enron est l’exemple le plus marquant de cette situation, tragique par ses conséquences. J’y avais consacré un « point de vue » dans Repères-IREM n° 52, intitulé « Faillites ? », où je faisais un parallèle entre mensonge d’entreprise et mensonge éducatif. Voir le texte intégral

[14C’est grâce à un certificat plus que complaisant que l’Erika a pu naviguer et … sombrer.

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