Bulletin Vert n°503
mars — avril 2013
Du plaisir en mathématique
Frédéric Morlot [1]
En juin dernier, nos chers élèves de la série S ont eu le plaisir de plancher sur l’épreuve de mathématiques au baccalauréat… Je ne sais pas si « plaisir » est le premier mot qui leur viendrait à l’esprit, et pourtant je rêverais qu’il en fût ainsi ! Car oui, je provoque en écrivant cela, mais les mathématiques peuvent être vues comme une activité ludique — certes exigeante — pour peu qu’on ait la chance de ne pas en avoir peur.
Mais revenons à notre épreuve du crû 2012. Avant toute chose, tordons le cou à une rumeur selon laquelle le niveau baisserait d’année en année ; ou du moins soyons précis, et dissocions les grilles de notation, qui, elles, ont probablement évolué, du niveau des énoncés. Je suis donc allé exhumer l’épreuve à laquelle j’avais eu droit moi-même il y a une douzaine d’années, et sa difficulté ne m’a pas semblé supérieure à celle de cette année. Tout au plus peut-on remarquer que, en dépit de la volonté affichée de valoriser la « prise d’initiative », l’élève est plus accompagné qu’autrefois, dans la mesure où on lui suggère davantage de réponses. Ainsi, on ne lui demandera pas de « trouver la probabilité d’être recruté dans telle entreprise », mais plutôt de « prouver que cette probabilité est de 93% ». On juge toujours de sa capacité à raisonner, mais plus tellement de son habileté au calcul, hélas démodée ! Or c’est une condition de dignité, ne nous laissons pas infantiliser par les machines à calculer !
De tous les exercices, c’est décidément le troisième [2] qui a le plus retenu mon attention, car il ouvre de nombreuses perspectives sur de belles mathématiques de haut niveau, aux confins de la philosophie…
Les paradoxes de Zénon [3] montrent bien qu’en additionnant une infinité de durées de plus en plus petites, on peut très bien obtenir une durée totale … finie.
Au contraire, dans notre exercice, nous avions sans doute un des premiers exemples historiques de « série » dont la somme est infinie, bien que les termes que l’on somme tendent vers zéro. Il s’agit de la série dite harmonique :
$$\frac{1}{1}+\frac{1}{2}+\frac{1}{3}+\frac{1}{4}+\frac{1}{5}+\frac{1}{6} …$$
On dit que la série « diverge ». Comment s’en convaincre ? Prenez le premier terme, 1/1. Il est évidemment supérieur à 1/2. Puis le deuxième, qui est exactement égal à 1/2. Ensuite, regroupons les termes par paquets de plus en plus grands : les deux termes suivants sont égaux à 1/3 et 1/4, et leur somme est donc supérieure à 1/4 + 1/4 = 1/2. Les quatre termes suivants ont une somme supérieure à 1/8 + 1/8 + 1/8 + 1/8 = 1/2. Les huit termes suivants ont une somme supérieure à 1/16 + 1/16 + 1/16 + 1/16 + 1/16 + 1/16 + 1/16 + 1/16 = 1/2. Et ainsi de suite… Nos paquets de plus en plus grands possèdent toujours une somme supérieure à 1/2, et en les sommant à leur tour, on atteint une limite aussi grande que l’on veut !
Une fois que l’on sait cela, on peut se demander à quelle vitesse la somme croît… Le but de cet exercice était de montrer qu’on obtenait une bonne approximation de la somme des n premiers termes en calculant le logarithme de n. Célèbre problème qui trouve ses origines chez Euler, incontournable mathématicien du XVIIIe siècle qui prouva que l’erreur entre les deux nombres tendait vers une constante qui porte maintenant son nom :
$$\gamma= 0.5772156649015328606…$$
Dans la question C) 3, il était d’ailleurs précisé « qu’on ne demandait pas de calculer cette limite »… Heureusement pour les pauvres candidats, car pour obtenir 4 chiffres après la virgule, il faut déjà calculer plus de 10 000 termes !
Quoi qu’il en soit, cette série harmonique est directement reliée à un des plus beaux joyaux de l’arithmétique, je veux parler des nombres premiers. On sait depuis Euclide qu’il y en a une infinité, et depuis la fin du XIXe siècle qu’ils se font de plus en plus rares. On pourrait donc se demander si la somme
$$\frac{1}{2}+\frac{1}{3}+\frac{1}{5}+\frac{1}{7}+\frac{1}{11}+\frac{1}{13} …$$
converge. Eh bien il n’en est rien, comme un élève de classe préparatoire astucieux pourrait vous le montrer à partir de la série harmonique. En revanche, il existe un célèbre problème qui est de savoir s’il existe une infinité de nombres premiers « jumeaux », c’est-à-dire consécutifs lorsqu’on énumère les nombres impairs (à part 2, un nombre premier est toujours impair) : 3 et 5, 5 et 7, 11 et 13, 17 et 19, ou … 1997 et 1999. À l’heure actuelle on n’en sait rien, mais un dénommé Viggo Brun a prouvé en 1919 que la série associée aux nombres premiers jumeaux, elle, convergeait… Mais souvenez-vous d’Achille et de la tortue, cela ne prouve pas forcément qu’il y en a un nombre fini !
Je termine ici mon petit tour d’horizon avec un grand sentiment de joie, celui d’être né à une époque où on peut demander à toute une génération d’adolescents de travailler sur des problèmes que les meilleurs mathématiciens de la planète au Moyen-Âge auraient été incapables de résoudre…