Éditorial du BGV n°212
Videz votre boite,
il en sortira peut-être quelque chose…
Notre dernière réunion de Bureau, à distance, s’est clôturée sur la question de la rédaction d’un édito. Autant on connaît des périodes où les sujets sautent comme de beaux diables de leur boite — sans qu’il y ait beaucoup d’efforts à faire pour les y inviter — autant ce samedi-là, l’ouverture du couvercle a dû être forcée.
Des élucubrations est finalement apparue une possibilité de partager ce que le confinement (encore lui !) nous avait appris ou ce qu’il avait renforcé des convictions qui étaient déjà les nôtres. Nous avons établi une contrainte : poser ce partage sous couvert d’un concept mathématique que nous enseignons à nos propres élèves.
Cet édito est donc cela : trois regards citoyens pétris d’identités professionnelles d’enseignants de mathématiques.
Distance (par Sébastien)
Lors de cette période, c’est l’isolement social qui m’a particulièrement marqué. Seul face à mon ordinateur avec une perception de la distance accrue : c’est ainsi que je peux résumer cette situation. Moi ici, et les autres (collègues, élèves, amis...) dispersés ; petit point essayant de réduire la distance en jouant sur des temporalités de communication. Que cet isolement fut pensant et stressant pour moi et ô combien les échanges téléphoniques ou les visios ont eu peu d’impact pour l’effacer !
Le manque a donc été une question de mise à distance. J’entends par là l’impossibilité de profiter d’une relation dans laquelle tous les signes de la communication sont d’ordinaire convoqués : la présence, le ton et les intonations, la gestuelle, la posture, et tout ce qui rend le non-verbal aussi important que le verbal. Cette distance a été vécue par une carence en perception physique et sensible. Je dirais aussi que la distance a été accrue par le changement de plan. Il incombe à la relation sociale établie sur des lieux spécifiques de permettre à chaque personne qui y participe d’être présent, ensemble, quelque part. Tout le monde peut jauger, mesurer, estimer sa place au sein d’un espace (même si chacun a la possibilité de s’y soustraire mentalement, comme il le veut !). Un point dans un plan appartient à ce plan, et cette réalité n’est pas sans effet. Le confinement a multiplié les plans. Comment, alors, construire une pensée réfléchie, sur les codes habituels, quand le cadre change à ce point ? Que pourrait produire la pérennisation d’un enseignement à distance ? Comment pourrais-je, avec mon métier d’enseignant, faire coïncider des espaces si distendus en me centrant sur mon discours, établi de mon unique point de vue, à destination de mondes qui m’échappent et que je ne connais pas ? La question me paraît « métastrophysique ». Je me vois flottant dans un univers sans parvenir à atteindre les étoiles que je vois s’allumer et dont la clarté n’appartient ni à l’espace ni au temps que je traverse ! J’entends des signes d’échanges, des résidus de communication, des bribes de conversation… et je ne parviens pas à m’orienter, le regard fixé sur la visière de verre qui me permet malgré tout de rester connecté…
Une croissance à dérivée négative (par Michel)
Cette histoire de Covid nous a montré quelque chose : nous sommes trop expansifs. À se répandre partout, à croître et multiplier, à emprunter à notre écosystème ce que nous ne lui rendons pas, à dévaler des pentes de ski ou gravir des sommets, couvrir la planète de trajectoires d’avions, voilà où nous en sommes : perdus, isolés, fragilisés. Les virus à diffusion exponentielle nous stoppent. Tout devient histoire de courbes, de croissance et de décroissance. Les études différentielles sont partout. L’ennui avec cette manière de voir le réel, c’est qu’affectivement nous préférons ce qui est « positif ». Une dérivée négative, ça te file un air de déprime, de perte. Ça sombre et assombrit. Dès que « ça » augmente, tout va mieux, c’est le progrès.
Pourtant, je rêvais, confiné, de décroissance. Consommer moins, ne pas trop se déplacer, rouler à vélo, acheter local. Aller moins vite, moins loin. Certains économistes diabolisent volontiers la décroissance, crient au loup. Ils jouent sur notre corde sensible, l’effet négatif de la descente, de la pente. On décroît, au secours, c’est la fin des haricots du Chili... Alors croissons, la prochaine épidémie ira plus vite que l’actuelle, les températures continueront de s’exciter, fin de l’illusion de contrôle, la catastrophe nous guette. La petite variation du papillon pèsera un âne mort. Toutes ces images, sur-utilisées, viennent de notre savoir. L’analyse, le cartésien, x et y, le positif à droite ou en haut, le négatif à gauche ou en bas. Nous les avons produites. Maladresse de langage.
Il nous reste à réparer ces concepts, inventer une mythologie mathématique où la croissance serait négative et la décroissance positive. Pour ne pas importer de jugement de valeur dans les variations d’une fonction, il faudrait se débarrasser des termes positif/négatif. Appelons ça topi et tipu, par exemple. Disons un topi un = deux et deux tipu un = un. Nous aurions des variations topi et d’autres tipu. On s’y perdrait, mais au moins, on aurait moins de scrupules à désirer une décroissance...
Bien sûr, il y a plus simple. On peut, comme certains, inverser les sens. Oxymorons. Parlons de décroissance augmentative et de croissance déclinante. Mais mieux, changeons de point de vue : expansion du domaine de la prévenance, ça me va pour dire que nous voulons décroître. J’aurai l’impression d’un envol, d’une courbure positive, d’une forme de sourire.
Égalité (par Agnès)
Jusqu’à très longtemps, l’égalité était pour moi un concept philosophique profondément amarré aux multiples tentatives de l’humanité de construire une justice sociale. L’égalité, c’était celle des droits acquis de haute lutte. Une fierté républicaine, un modèle de société, une bannière sous laquelle défiler…
Voici onze ans, je vivais mes premières Journées Nationales, posais un pied à l’APMEP et choisissais pour l’avenir de camper dans d’autres acceptions de vocabulaire qui ne m’avaient jusqu’alors guère marquée ! Avec le mot égalité, je réalisais qu’on pouvait échanger avec vigueur et acharnement amical pour définir un concept en mathématique. Je prenais conscience qu’un signe, qu’un énoncé tel que « est égal à », qu’une écriture disposant de deux termes reliés, représentait un objet qui dépassait largement la signification que je m’étais contentée de lui donner depuis mon entrée dans le métier de professeur des écoles.
Le confinement a fait retentir chez moi de nouveau un questionnement sur l’égalité. Comme tout le monde, j’ai été témoin de la façon dont cette crise touchait différemment chaque membre social. Les lieux de vie, l’entourage, les moyens financiers, l’exposition aux virus, l’impact du confinement généralisé sur les avenirs professionnels et, dramatiquement, les souffrances et la perte d’êtres chers... Parmi ces sujets, je convoque ceux qui ne sont pas produits par la fatalité. Ceux qui sont imputables à l’inexistence de l’égalité sociale, et à la fulgurance des conséquences négatives de choix sociétaux profondément inscrits dans nos fonctionnements. Un peu comme il y a dix ans quand je percevais soudain que je faisais un certain mésusage du signe égal, je perçois la nécessité de balayer ce qui produirait un mauvais usage de ce terme d’égalité qui orne nos mairies.
Je livre mes interrogations en soutien aux « premiers de corvée » dans une opposition aux « premiers de cordée ». La rémunération peut-elle être encore justifiée par le seul niveau de diplôme atteint ? Le savoir acquis doit-il servir à hiérarchiser les professions jusque dans leurs conditions d’exercice ?
Bien travailler à l’école pour avoir un beau métier (sous-entendu qui est situé dans l’échelle élevée des rémunérations) est une justification du contrat scolaire. Ma fonction professionnelle a-t-elle pour vocation de renouveler ces échelles de classes sociales basées sur une méritocratie qui associe réussite scolaire, « vie au soleil » et valeur reconnue ? Mon métier peut-il être à l’origine de cette organisation si peu égalitaire, chargée de stéréotypes liés à la valeur d’un homme ou d’une femme en fonction de la somme des connaissances qu’il ou elle a acquises dans sa scolarité ?
En premier lieu, une école égalitaire doit être un espace dans lequel la cohésion entre individus, la création et l’engagement vers un projet, donnent à vivre dès la petite enfance un modèle de société égalitaire. Si l’enseignement des mathématiques sert à la formation du citoyen, il convient de définir la société dans laquelle ce citoyen prendra place. Le maniement du signe = pourra alors être utilisé avec toute sa puissance : non plus comme déclencheur d’un résultat attendu et non discutable, mais comme une condition de validation inattaquable d’appartenance à une classe de grandeur commune. Cette grandeur, l’humanité, ne peut avoir comme jauge la richesse, le pouvoir ou l’intelligence relative puisque, par définition, l’humanité caractérise à la fois la diversité du genre humain et le caractère ou le comportement d’une personne qui manifeste pleinement son appartenance au genre humain.