Bulletin Vert no 449
novembre — décembre 2003
Editorial du Bulletin 449 Petit cours de mathématiques à l’usage des « faiseurs d’opinion »
Les journalistes ne s’intéressent aux mathématiques que lorsqu’ils flairent un petit parfum de scandale : « géométrie spatiale » ou « constante macabre ». Mais que connaissent-ils de notre matière ? De façon plus générale, ceux que l’on appelle les « faiseurs d’opinion » : journalistes, hommes politiques, syndicalistes, chefs d’entreprise, ne semblent pas très doués pour le raisonnement mathématique et commettent des erreurs que l’on sanctionnerait dans une copie d’élève.
Commençons par du classique : les pourcentages ; je sais, c’est facile, mais je ne peux y résister. « Notre Président de la République a été élu par 82% des français ». C’est ce que certains nous rappellent de temps en temps lorsqu’ils sont à cours d’argument. Un petit calcul, à la portée d’un collégien nous montre que cette assertion est fausse. Un clic sur le site du conseil constitutionnel nous apprend que 25 537 956 personnes ont donné leur suffrage à J. C. Or notre pays comptait 58 520 688 français [1]. Ce qui donne 43,64% des français. Je sais, tout le monde ne vote pas. Pour cela, il faut être inscrit, nous ne sommes toujours pas à 82%, mais à 62% des inscrits, et non plus des français ! « Manque de rigueur ! Il faut apprendre vos leçons ». Tel serait le commentaire que l’on aurait envie de mettre sur cette copie.
L’APMEP affirme que « l’apprentissage des mathématiques doit être centré sur trois objectifs fondamentaux pour l’élève : acquérir des connaissances, être capable de les utiliser et de les réinvestir en situation, développer son autonomie, sa créativité, son esprit critique. »
D’autonomie et d’esprit critique, ce sont au moins deux qualités qui manquent à ce journaliste ayant une chronique économique sur une radio généraliste. Cet éminent spécialiste nous raconte qu’il a trouvé un très grand nombre de pages-internet contenant les deux expressions suivantes : « manque de moyens » et « service public », alors que la même recherche ne donne que très peu de résultats pour le secteur privé. Vous devinez la conclusion : le secteur public passe son temps à réclamer toujours plus de moyens, contrairement au secteur privé, plus performant. N’apprend-on pas à nos élèves que l’on ne peut tirer une conclusion générale d’une série limitée d’exemples ? Notre spécialiste, bien que se réclamant des Sciences économiques, ne brille pas par son esprit scientifique et critique.
Entre le manque d’esprit scientifique et la remise en cause des théories scientifiques, il n’y a qu’un pas, que n’a pas manqué de franchir un candidat à l’élection au poste de président des états Unis, Ronald REAGAN [2], qui avait déclaré : « L’évolutionnisme est seulement une théorie scientifique, une théorie que la communauté scientifique ne croit plus aussi infaillible qu’on l’a cru autrefois. En tout cas, si l’on se décide à l’enseigner dans les écoles, je pense qu’on devrait aussi enseigner le récit biblique de la création ». On admirera au passage le « seulement ». Voltaire doit se retourner dans sa tombe : mettre sur le même plan la science et la religion ! Une théorie scientifique n’est pas la réalité, c’est un modèle que l’on construit pour comprendre la réalité, une sorte de filet que l’on plaque sur la réalité. Plus les mailles du filet sont petites, plus la théorie est explicative. Or, tout scientifique sait, depuis Gödel, qu’il y aura toujours des trous entre les mailles du filet. Une théorie scientifique, certes perfectible, ne sera donc jamais infaillible. En conclure que l’on doit aussi enseigner le récit biblique est donc une grave faute de raisonnement. Actuellement, en France, la remise en cause de la laïcité par certains peut, si nous n’y prenons garde, aboutir aux mêmes abus.
Depuis Platon et Euclide, l’activité mathématique suit certaines règles. On fait des mathématiques pour convaincre : se convaincre soi-même, mais aussi convaincre autrui. Pascal appelait cela : « l’art de persuader ». Pour que le dialogue puisse avoir lieu, il faut d’abord s’entendre sur les mots que l’on utilise, toute activité mathématique doit commencer par des définitions. Ensuite, on s’accorde sur certaines choses : les demandes (aujourd’hui appelées axiomes). Celui qui expose demande à l’autre s’il est d’accord pour considérer, par exemple que par un point situé hors d’une droite, il ne passe qu’une seule parallèle. S’il y a accord, le dialogue peut commencer. Les demandes « se présentaient si clairement et si distinctement à [l’]esprit que [l’on eut] aucune occasion de les mettre en doute », comme le dirait Descartes. Cependant, le statut de ces demandes et par conséquent des mathématiques, va changer à partir du XIXème siècle, à l’occasion de la découverte des géométries non-euclidiennes. Depuis, nous savons que nous pouvons changer les demandes, les axiomes d’une théorie, et ainsi construire une autre théorie tout aussi cohérente, mais dont les mailles ne touchent pas la réalité forcement aux mêmes endroits.
Les économistes considèrent leur domaine comme étant scientifique. Soit, mais alors, soyons scientifique jusqu’au bout. La théorie économique actuellement en vigueur est celle du libéralisme. Mais on nous certifie que c’est la seule possible : pas question de changer le postulat de départ : le marché et sa conséquence la mondialisation, conditionnent toute activité humaine. Cela ressemble plus à un dogme qu’à un postulat. Nous sommes donc en présence d’une contradiction. Si l’on veut conserver son caractère scientifique à cette théorie économique, il faut, entre autres, accepter que ses postulats puissent être remis en question et admettre que d’autres théories économiques soient possibles.
Comme nous venons de le voir, il est urgent, au pays de Voltaire, Pascal et Descartes, de réhabiliter les sciences, et en particulier les mathématiques, auprès des « faiseurs d’opinion », mais aussi auprès des futurs citoyens. Face à la montée d’intégrismes de toutes sortes et de la négation de toutes formes de raisonnements, la réponse n’est certainement pas la diminution des horaires de mathématiques. Affirmons haut et fort que les mathématiques doivent faire partie de la formation de tout citoyen. C’est le message que l’APMEP doit faire passer à la commission sur le grand débat sur l’école. Nous nous y emploierons.