Bulletin Vert n°472
septembre — octobre 2007
L’A.P.M.E.P. et l’égalité scientifique dans les programmes de 1925
La première Guerre Mondiale interrompt complètement la publication du Bulletin de l’A.P.M.E.P. née en octobre 1910, puisque le numéro 16 daté de juin 1914 est suivi du no 17 daté de novembre 1919.
La numérotation des Bulletins indique une volonté de continuité malgré la guerre et c’est M. POUTHIER, élu président en 1914 qui relance en 1919 les diverses questions mises à l’étude avant guerre en privilégiant quatre axes : [1, p. 6]
- a) La formation des professeurs.
- b) Études des méthodes.
- c) Transformation progressive des programmes.
- d) Répercussion de ces questions sur les examens.
Cependant, l’activité rédactionnelle de l’association est suspendue pendant toute l’année 1920 et ne reprend qu’en janvier 1921 avec le bulletin no 18 et sous la présidence de M. BIOCHE.
L’opposition de l’A.P.M.E.P., face à la mise en cause de la réforme de 1902, conduite comme on l’a vu [1] avant-guerre, n’est pas contradictoire avec la volonté de l’association de faire évoluer les programmes qui ne sont plus adaptés aux horaires réduits [2]. Au contraire, la question de la « transformation progressive des programmes » permet à l’A.P.M.E.P. de proposer des modifications et des adaptations dans l’esprit de la réforme de 1902.
Ces transformations vont inéluctablement se heurter au principe de l’égalité scientifique que le ministère met en place dans les programmes en 1925. Fortement opposée à ce principe, l’association s’engage dans une dénonciation virulente de l’égalité scientifique qui va selon elle « ruiner la culture générale scientifique ».
Après avoir rappelé la genèse du principe d’égalité scientifique, nous allons voir comment l’A.P.M.E.P. retrace dans son Bulletin de l’époque cette deuxième lutte de son histoire militante sans être toutefois exempte de contradictions.
L’égalité scientifique dans les programmes
« La ruine de la culture générale scientifique »
Les programmes de l’enseignement secondaire publiés au journal officiel du 5 juin 1925 uniformisent les horaires des classes et les contenus des programmes dans tous les cycles, de la classe de Sixième à celle de Première incluse. Ainsi, les deux voies « classique » et « moderne » qui sont les piliers centraux de la réforme de 1902 sont réunies pour que : [2, p. 135] désormais, les élèves des sections classiques puissent, au sortir de la première, entrer dans la classe de mathématiques et s’orienter vers les cours préparatoires aux Grandes Écoles scientifiques dans les mêmes conditions que leurs camarades des sections modernes.
Si l’expression officielle est celle d’un rééquilibre de l’orientation des élèves des sections classiques vers les Grandes Écoles, il s’agit d’abord d’une volonté ministérielle de redonner à l’enseignement classique, basé sur l’apprentissage des humanités et le développement des langues vivantes [3] , la position qu’il a perdue dans l’application de la réforme de 1902.
Ce processus est mené par le Ministre Léon Bérard [3] dès l’année 1920. Il impose une réforme qui va bien au delà des modifications superficielles qui ont été apportées avant guerre à la réforme de 1902 et qui relevait déjà d’une remise en cause de cette dernière.
Toutefois, jusqu’à la Première Guerre Mondiale, cette tentative d’affaiblissement de l’enseignement scientifique a été limitée, comme on peut le constater dans le discours officiel. En 1912, le Ministre radical socialiste Guist’hau [4] juge, dans une circulaire que : [4, p. 12] les changements introduits dans les programmes de 1902 se bornent à de simples allègements. […] Depuis 10 ans, l’enseignement scientifique a grandement progressé. […] Il serait fâcheux d’apporter des changements profonds […]
Avec Léon Bérard, c’est une ligne davantage centrée sur la culture littéraire classique qui revendique l’accès aux Grandes Écoles. Dès 1921, le Conseil Supérieur de l’Instruction Publique [5] émet les voeux suivants : [5, p. 32]
- 1) La création de deux enseignements vraiment secondaires de culture générale et désintéressée, donnés par les mêmes maîtres dont l’un à base gréco-latine, l’autre à base de français.
- 2) Dans l’enseignement gréco-latin, le latin sera étudié à partir de la sixième, le grec à partir de la cinquième.
- 3) Désireux de voir se développer simultanément la culture scientifique et la culture littéraire, le C.S. demande que la bifurcation n’ait lieu qu’à la fin de la première, repoussant la proposition faite par plusieurs membres d’établir cette bifurcation à la fin de la seconde. Cette résolution s’applique aux deux types d’enseignements.
Le premier point est clair sur la nature des deux enseignements souhaités. Le changement est manifeste dans la volonté de modifier le rapport entre enseignements classique et moderne. C’est donc d’une modification profonde qu’il s’agit ici pour l’enseignement scientifique et qui va laisser des traces longtemps après son existence, puisque en 1960 la référence à cet épisode de l’enseignement des mathématiques par Gilbert Walusinski est empreinte d’une mésestime encore affirmée : [6, p. 282-284]
On sait aussi que les tenants les plus acharnés de cette égalité scientifique étaient les apôtres des études littéraires anciennes ; certains d’entre eux y voyaient une protection (au sens douanier du mot) contre la fuite des meilleurs élèves des lycées vers les sections scientifiques. Cette remarque est confirmée par la défense de la section A’ par les mêmes apôtres. J’insiste sur le fait que l’usage du mot apôtre n’a aucune intention ironique ; la bonne foi et le dévouement de ces collègues à des études dont ils ont bien pénétré la valeur me paraît hors de question ; mais je crains qu’ils se trompent de siècle : non pas tellement à cause du progrès des sciences, mais en raison de l’évolution générale des sociétés humaines.
L’A.P.M.E.P., forte du soutien de la communauté scientifique à la réforme qui eut lieu en 1902 et d’une légitimité affirmée auprès des enseignants du Secondaire au regard du nombre croissant de ses adhérents, entame dès 1922 une véritable croisade contre ce principe.
Une réaction de l’A.P.M.E.P. non exempte de contradictions
L’enseignement des mathématiques se trouve avec ce principe profondément modifié puisque il est question de donner à tous les élèves de la Sixième à la classe de Première un programme commun de mathématiques.
Ainsi, les séries C et D disparaissent. La série C constitue le point d’achoppement de la réflexion qui concerne l’évolution, lancée en 1910, de la réforme de 1902. En effet, en 1912, M. Bernes, représentant de l’Association de Lettres, estimait que « les classes de C devaient être dans l’esprit des réformateurs de 1902, des classes de lettres avec un enseignement complémentaire de sciences. » [7, p. 8]
Supprimer cette section, revendiquée, par l’A.P.M.E.P. notamment, comme la section scientifique et qui contient le plus grand nombre d’heures de mathématiques depuis la classe de seconde, revient donc à faire reculer l’enseignement scientifique. De plus, l’emblème de la réforme de 1902 était l’introduction du calcul différentiel dès la classe de seconde puis en première à partir de 1911 et de notions de calcul intégral en terminale. Cette nouveauté avait été très bien accueillie comme l’atteste le Professeur Darboux qui représente au colloque de Cambridge en 1914 le Ministre de l’Instruction Publique : [8]
Sans entrer dans le détail, on peut indiquer les points qui sont acquis en mathématiques depuis notre réforme de 1902 ; ce sont : 1. l’introduction dans l’enseignement élémentaire du Calcul des dérivées et même de notions de Calcul intégral ;
D’autres points suivent comme « l’emploi systématique dans la géométrie des méthodes de transformation ou le développement donné aux applications qui sont posées par la pratique » mais c’est bien le Calcul différentiel et intégral qui arrive en première pensée et qui se trouve reporté désormais en classe de Terminale dans les nouveaux programmes de 1925. Cela se traduit inéluctablement par un affaiblissement du caractère scientifique des programmes communs des classes de Seconde et Première contrairement à la réforme de 1902 qui étalait sur trois années cet enseignement et, partant, avait eu pour conséquence de générer une réflexion pédagogique sur les différences de notation et de définition des concepts mathématiques enseignés [6]. L’association lance un cri d’alerte dès 1922, mais que l’on peut encore qualifier de modéré : [9, p. 94]
L’Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Secondaire Public attire respectueusement l’attention de M. le Ministre de l’Instruction Publique sur le danger que courrait l’enseignement scientifique, et même l’impossibilité matérielle de l’organiser, si l’on réservait à cet enseignement la seule année terminale […] Et émet le voeu que cet enseignement (avec option entre enseignement mathématique plus développé ou moins développé) soit étendu au moins sur les deux années terminales, minimum absolument irréductible.
Alerte modérée certes, puisque le projet n’est absolument pas connu encore par l’Association, comme l’indique M. Bioche : « aucun renseignement n’a pu être établi sur ce qui se prépare ». On peut même parler d’une réelle confusion quant à la ligne à suivre puisqu’à la lecture des bulletins de l’association datés de 1922 et 1923, une certaine mise en cause de l’action de l’association est posée au comité de l’A.P.M.E.P. En effet, un rapport public des propos de H. Commissaire [7] devant la Commission de l’Enseignement du Sénat présente une proposition d’organisation de l’enseignement secondaire conforme au projet du Conseil Supérieur de l’Instruction Publique qui verra le jour en 1925. H. Commissaire fait effectivement état de certaines notions de mathématiques qui ne peuvent être enseignées trop tôt à des élèves qui ne possèdent pas encore la maturité pour les assimiler. Le principe de donner le même enseignement à tous les élèves n’est donc pas rejeté a priori.
Pour la première fois, une opposition s’élève au sein de l’A.P.M.E.P. et un long rapport de M. Weber [8] dénonce la vision de H. Commissaire. La position de l’association n’apparaît donc pas très claire sur ce projet. Peut-être sous l’influence de cette divergence en son sein, l’opposition de l’A.P.M.E.P. aux programmes issus du projet en 1925 se radicalise toutefois au fur et à mesure avec les rapports de M. Grévy [9] puis les nombreux rapports des comités. On trouve également un rapport virulent de l’Inspecteur de l’Académie de Paris Th. Leconte en 1924. Ainsi, dans son Bulletin de février 1925, H. Commissaire devenu représentant au Conseil Supérieur de l’Instruction Publique présente lors d’une séance de ce dernier, un contre-projet sur l’organisation de l’enseignement moderne qui le positionne désormais clairement opposé au projet ministériel.
Enfin, la déclaration de l’A.P.M.E.P. d’avril 1925 dénonce radicalement le principe d’égalité scientifique proposé par le ministère.
L’A.P.M.E.P. reconnaît en particulier à l’origine de ce principe, – à coté du désir légitime auquel elle s’est toujours associée de donner aux sections littéraires du plan d’études de 1902 un minimum indispensable de culture scientifique – , la volonté très nette chez certains de retirer aux sciences le rôle éducatif qu’elles ont reçu dans ce plan d’études de 1902, pour leur rendre seulement le rôle d’appoint qu’elles avaient avant cette date.
L’accusation est sans ambiguïté. Le principe se met effectivement en place les années suivantes et demeure en l’état jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale avec seulement quelques retouches apportées aux programmes de mathématiques des classes de Seconde et Première les 10 août 1926, 30 avril 1931 (avec réduction d’horaire qui fait écrire à H. Commissaire que « seule la philosophie conserve tout son horaire de 1925. Sans doute ce traitement de faveur a-t-il une cause particulière ? ») puis 18 novembre 1938. Ce constat d’échec souligné avec amertume dans les textes publiés par l’association [10] les années qui suivent ne l’empêche pas de continuer à lutter contre l’égalité scientifique et à demander la réorganisation d’un enseignement scientifique à partir de la classe de Seconde reprenant le même esprit qui existait auparavant dans les séries C et D des sections modernes.
Même si l’on peut considérer le combat contre l’égalité scientifique comme un échec, l’A.P.M.E.P. entre dans une certaine maturité, après une vingtaine d’années d’existence, qui se traduit notamment par une publication de plus en plus importante de débats contradictoires internes dans ses Bulletins. L’augmentation continue de ses effectifs qui progressent de 380 adhérents en 1910 à 1152 en 1938 apporte incontestablement un brassage des idées des enseignants du Secondaire qui ne sont pas toujours identiques entre les grands lycées parisiens dont sont principalement issus les membres du bureau et du comité de l’association et les lycées des villes moyennes de Province. À cet égard, l’A.P.M.E.P. modifiera profondément son mode de représentation après la Seconde Guerre Mondiale.
Bibliographie
[1] Bulletin Vert n° 17, Novembre 1919.
[2] Instructions officielles relatives à l’enseignement des mathématiques, Bulletin Vert n° 41, Septembre 1925.
[3] HULIN Nicole, Article ENS-DMA Ulm, juin 2006.
[4] Bulletin Vert n° 7, Juin 1912.
[5] Bulletin Vert n° 23, Décembre 1921.
[6] Bulletin Vert n° 206, Mars 1960.
[7] Bulletin Vert n° 6, Mars 1912.
[8] L’Enseignement Mathématique, Volume 16.
[9] Bulletin Vert n° 25, Avril 1922.