Bulletin Vert n°473
novembre — décembre 2007
Le cinématographe pour l’enseignement des mathématiques en 1912 ou une histoire de TICE avant l’heure
Tous les enfants ont du génie, le tout est de le faire apparaître.
Introduction
Le 21 octobre 1912, la maison Pathé présente aux professeurs de l’enseignement secondaire des applications du cinématographe à l’enseignement des mathématiques.
Émile Weil [1] représente l’Association et publie dans le Bulletin Vert n° 8 [1, p. 22-24] un rapport détaillé de cette séance de projection dirigée par le professeur Geh. Schulrat Münch de Darmstadt en Allemagne.
Le cinématographe, né à la fin du 19e siècle, est davantage dévolu au divertissement qu’à l’éducation. C’est l’époque du célèbre Voyage dans la lune de Georges Méliès en 1902 et des frasques de Max Linder pour le cinéma français. C’est également le début du personnage Charlot, de Chaplin à partir de 1914. Cinéma et enseignement n’ont donc a priori rien à voir et une telle représentation interroge par son avant-gardisme. Pourquoi alors de telles représentations et dans quels buts ? Avec quels contenus et pour quels programmes ? Le Bulletin Vert apporte quelques réponses.
Une idée innovante
Voilà une idée bien singulière de présenter en 1912 des applications du cinématographe à l’enseignement des mathématiques. Mais voilà également une belle manière pour la toute jeune Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Secondaire Public (APMESP) d’affirmer sa volonté de se tourner vers la modernité afin d’accroître sa légitimité auprès des enseignants. C’est dans ce but que M. Gros, président [2] de l’Association, propose lors de la réunion du comité du 3 novembre 1912, de « signaler dans le bulletin les innovations qu’on tente d’introduire dans l’enseignement des mathématiques » [1, p. 15]. Créée pour défendre la réforme de 1902 [2, p. 293-299], l’APMESP donne au travers du cinématographe, un exemple d’évolution de l’enseignement des mathématiques, à la fois innovante et ancrée dans la réalité expérimentale. C’est le voeu qu’émet déjà en 1904 Émile Borel [3] :
On peut signaler bien des moyens qui pourraient être employés pour introduire plus de vie et de sens du réel dans notre enseignement mathématique.
Plus de vie, le cinématographe en apporte puisque comme le présente le rapport d’Émile Weil, il propose des figures géométriques dynamiques.
Davantage de sens du réel également puisqu’il est question dans chaque film de montrer des situations géométriques ou cinématiques, selon la même idée que celle de l’utilisation d’une bicyclette pour montrer les transmissions du mouvement proposée par Émile Borel. Le cinéma pour l’enseignement apparaît ainsi comme une idée novatrice et moderne qui bénéficie de plus d’un contexte social favorable. En effet, durant les années qui précèdent la Première Guerre Mondiale, l’hégémonie du cinéma français sur les marchés mondiaux est flagrante [4]. La maison Pathé dont il est question dans le Bulletin produit de nombreux films dans des domaines très variés et de tous niveaux. Il n’est donc pas étonnant que cette firme invite des professeurs d’un enseignement réservé à une minorité de la population française. Elle ambitionne par là de conquérir un public davantage cultivé que n’atteignent pas les films de la fin du 19e siècle consommés plutôt par un public populaire.
Pourtant, malgré ce contexte favorable à un développement pédagogique que l’on est en mesure d’attendre, l’APMESP ne donne aucune suite dans son Bulletin à cette expérience. D’une part, le rapport d’Émile Weil ne laisse pas présager d’un quelconque développement ultérieur dans l’enseignement secondaire des lycées. En effet, il n’y a pas trace dans ce rapport de réel enthousiasme face à un outil utilisant une technique moderne qui serait susceptible de modifier en profondeur les méthodes d’enseignement. Ainsi, aucune indication technique n’est donnée quant à la confection des figures qui, seule précision présente, « sont tracées en blanc sur noir et qui se déplacent et se déforment suivant les besoins de l’énoncé ». D’autre part, É. Weil se contente d’une description que l’on peut qualifier d’objective du contenu des projections présentées dans différents domaines de l’enseignement des mathématiques. Il n’a ainsi aucun commentaire de fond sur les films projetés et sa seule intention indiquée en début de son texte, est de « permettre aux membres de l’Association de se faire une opinion sur ces méthodes ». Il conclut son rapport d’un seul jugement de valeur relatif à la qualité des films : « Toutes ces figures sont très bien réalisées et l’effet en est fort joli. Les lecteurs de ce Bulletin seront juges de l’intérêt pédagogique qu’elles peuvent représenter ».
On ne peut donc qu’être frappé par l’étrangeté de la situation.
D’une part, É. Weil présente un rapport relevant d’une technique particulièrement innovante au regard d’un enseignement certes transformé dans son organisation par la réforme de 1902 mais encore peu évolutif sur la pédagogie employée dans les classes.
D’autre part, on ne relève dans les propos du secrétaire aucune ambition à promouvoir l’intérêt de cette technique puisqu’il n’y a aucun appel en direction du lecteur à envoyer un avis, comme le font souvent les textes publiés par les représentants de l’APMESP.
Plusieurs raisons expliquent cette situation.
En premier lieu, l’expansion fulgurante du cinéma aux États-Unis [5] va faire exploser l’empire Pathé. En France, c’est le début d’une crise pour les producteurs de cinéma que la Première Guerre Mondiale accentue. De plus, les films proposés aux enseignants français sont présentés par un Professeur venant d’un territoire ennemi dans lequel Pathé a implanté nombre de ses filiales [4]. Il n’est à ce moment-là guère étonnant que le suivi de cette expérience en soit affecté.
En second lieu, les programmes de 1902 modifiés en 1911 et l’organisation de l’enseignement des mathématiques bouleversent profondément les habitudes des enseignants. Les premiers soucis d’allègement des programmes et de modification de l’esprit apporté par la réforme monopolisent les débats. Le cinématographe fait alors figure d’épiphénomène associé à de lourdes contraintes techniques. La description sommaire issue d’une correspondance d’un professeur en donne une idée [6, p. 52] :
M. Mengel, professeur de mathématiques au Collège de Perpignan, dit qu’il a déjà signalé l’application des procédés cinématographiques à la représentation des familles de courbes. Il nous communique le cahier d’honneur des élèves de sa classe de mathématiques tel qu’il figurait à l’Exposition universelle de Bruxelles, au Pavillon du Ministère de l’I.P. de France.[…] Le cahier porte à la date du 13 décembre 1909, l’étude de la fonction $ y= \frac{x^{2}+ax+b} {x^{2}+2ax+2b} $ suivant les diverses valeurs de a et b. Il est accompagné d’un cahier spécial contenant 20 figures sur papier quadrillé, dont la succession rapide donne la « représentation cinématographique de la fonction précédente pour a = 2 et b variant de - l’infini à + l’infini ».
La projection de 1912 décrite par le secrétaire de l’Association É. Weil semble toutefois de meilleure qualité technique. Elle comprend en outre un nombre de films projetés suffisamment important et qui légitiment leur intérêt pour l’enseignement. Elle se place également sur le plan pédagogique puisqu’il est question d’illustration à la démonstration, et orientée vers tous les niveaux d’enseignement, des classes du premier cycle d’enseignement secondaire aux classes de mathématiques et de mathématiques spéciales. Elle présente des films dans des domaines spécifiques qu’il est bon d’étudier à la lumière des programmes en oeuvre en Allemagne et en France.
Des films aux contenus ambitieux
É. Weil présente en détail les films dont le contenu mathématique se place dans cinq domaines. Chaque domaine expose parfois plusieurs présentations cinématographiques qui laissent penser que les intentions pédagogiques sont multiples : films pour voir ou conjecturer des lieux géométriques, films pour introduire des notions ou films pour illustrer des courbes ou des déformations en cinématique.
Il est donc question dans cette présentation d’un travail abouti, susceptible d’être intégré à tous les niveaux d’enseignement.
- L’usage du cinématographe pour les démonstrations [3]
La volonté est ici d’exposer l’utilisation de figures mobiles, pleinement dans le champ pédagogique. Il s’agit de mettre en évidence les déplacements de certains éléments d’une figure géométrique illustrant la démonstration du théorème de Pythagore. On peut noter que ce théorème n’apparaît pas explicitement dans les programmes allemands jusqu’à la Première supérieure [7]. Seules les relations entre les cotés et les angles d’un triangle, surtout du triangle rectangle, sont mentionnées en classe de Seconde inférieure. Même indication dans le programme français de quatrième B qui indique relations métriques dans un triangle rectangle. On peut citer toutefois que le théorème apparaît explicitement dans le livre de Jacques Hadamard, Leçons de géométrie élémentaire par Jacques Hadamard en 1901 [8, p. 120].
É. Weil rappelle d’abord la méthode qu’il appelle démonstration classique :
Dans la démonstration classique, on montre d’abord l’égalité de deux triangles qui ont un sommet commun, puis l’équivalence d’un de ces triangles et d’un triangle obtenu en menant la diagonale d’un certain carré. La figure cinématographique montre le premier triangle tournant autour d’un de ses sommets et venant s’appliquer sur le second, pendant que les deux autres sommets décrivent des quarts de circonférence. Quand le triangle mobile a atteint sa seconde position il subit un moment d’arrêt, puis il commence à se déformer, un sommet se déplaçant sur une parallèle au côté opposé jusqu’à ce qu’il coïncide avec la moitié du rectangle considéré, puis la figure est décrite en sens contraire.
On imagine la figure ci-contre (fig. 1) rendue dynamique par le film.
L’intérêt qui semble se dégager est la visualisation dynamique du mouvement du triangle AEC sur le triangle ABG qui lui est égal, suivi de la déformation du triangle ABG en ABF par le déplacement de B en F.
Aucune indication n’est en revanche fournie quant à l’aide pour la démonstration que peut apporter la figure rendue mobile par le cinéma.
De ce point de vue, les programmes allemands sont clairs : « les démonstrations qui sont si souvent incompréhensibles par le débutant sont renvoyées aux degrés supérieurs ». Il s’agit ici d’illustrer.
La notion de fonction
Le second domaine illustré est celui des fonctions qui prend depuis la réforme de 1902, une place importante dans les programmes des classes de l’enseignement secondaire [2]. Il s’agit ici également d’une approche très pédagogique puisqu’il est question de présenter « la notion de fonction à des débutants ». Les programmes allemands des niveaux moyens, c’est-à-dire correspondant aux classes de collège, spécifient au même titre que leurs homologues français, qu’il faut « familiariser l’élève avec l’idée de fonction » [7]. Les films sont donc parfaitement adaptés à l’esprit des programmes :
On considère une circonférence fixe et les deux tangentes menées par un point mobile à cette circonférence. Le point mobile se déplace sur un axe passant par le centre de la circonférence. La figure cinématographique reste quelques instants invariable, les deux tangentes étant parallèles ; puis le point se met en mouvement, les deux tangentes forment un angle qui grandit, viennent se confondre, disparaissent quand le point mobile entre dans la circonférence, etc.
Plusieurs fonctions sont mises en place et filmées : l’angle des tangentes, la distance de la corde de contact au centre, fonctions de la distance du centre de la circonférence au point mobile. La disparition des tangentes lorsque le point mobile entre dans la circonférence met en évidence le domaine d’existence des fonctions. Mais le lien fonctionnel n’est ni algébrisé ni même explicité et laisse seule oeuvrer l’intuition face à « une figure qui permet de montrer ».
Les lieux géométriques
Les lieux géométriques sont des sujets de baccalauréat très fréquents et les programmes de géométrie français leur donnent une place centrale. Ils apparaissent dès la classe de quatrième qui préconise « la construction graphique des lieux géométriques ».
Il est ici question de lieux géométriques à partir des problèmes d’Apollonius qui sont alors largement proposés dans l’enseignement de la géométrie élémentaire des programmes de la réforme de 1902 inspirés par la présentation rigoureuse de Jacques Hadamard [8, p. 222 et 287]. Le professeur Münch présente des films donnant le lieu des centres des circonférences passant par un point donné et tangentes à une puis à deux et trois circonférences fixes. Différents cas sont proposés avec un traitement spécifique du « point mobile à l’infini ». L’illustration est décrite en figure dynamique dont les déformations semblent continues et qui peuvent dans la description de ce phénomène rappeler la technique apportée par un logiciel de géométrie dynamique en vigueur près d’un siècle plus tard :
On voit la courbure de cette circonférence changer de sens au moment où son centre passe d’une branche de l’hyperbole à l’autre.
La démarche s’avère également expérimentale. En effet, le professeur Münch n’hésite pas à utiliser un disque qu’il « applique sur l’écran pendant que le film se déroule et il compte parmi les circonférences qui passent celles qui sont tangentes à ce disque ».
La cinématique
La technique employée dans l’utilisation du cinématographe en cinématique est celle de systèmes articulés. Un premier film montre les déformations d’un quadrilatère articulé composé de deux manivelles et d’une bielle. […] Un autre film montre la possibilité de faire décrire une même courbe par trois systèmes articulés analogues au précédent.
Il n’est donc question ici que de montrer ou voir des systèmes mobiles. Le programme français de la classe de mathématiques concernant la cinématique parle d’étude de transformations simples de mouvements étudiées au point de vue pratique : courroies de transmission, roues dentées, bielles et manivelles sans toutefois étudier les détails des mécanismes.
Familles de courbes
Les familles de courbes présentées sont essentiellement des familles et faisceaux de coniques plutôt au programme de la classe de Mathématiques Spéciales : Une première série de figures fait défiler par déformation continue toutes les coniques circonscrites à un carré. Il y a un moment d’arrêt pour les coniques dégénérées. M. Münch indique qu’en tenant une règle appliquée sur l’écran, on peut vérifier qu’il y a deux coniques d’un faisceau ponctuel tangentes à une droite et qu’en fixant des repères sur l’écran on pourrait vérifier toutes sortes de propriétés de ces faisceaux. Il est remarquable qu’il y ait la possibilité d’interaction entre le déroulement du film et le professeur sur un sujet davantage voué à la rigueur des classes supérieures. Puis toutes une série de films sur les faisceaux de cubiques passant par neuf points, faisceau des hyperboles équilatères passant par les sommets d’un triangle et son orthocentre qui suggèrent des remarques intéressantes du secrétaire de l’Association mais sans détail donné quant à ces remarques.
Conclusion
Les films présentés par le professeur Münch couvrent de nombreuses et importantes parties des différents programmes. L’intention est avant tout de pouvoir initier aux mathématiques en montrant, c’est-à-dire de suivre une démarche que l’on peut qualifier d’expérimentale en adéquation avec l’état d’esprit en vigueur. La géométrie dans l’espace semble quant à elle avoir été oubliée. Suite à l’article de É. Weil, A de Sainte-Lagüe [4] présente dans le Bulletin n° 9 [9, p. 37-38], les « applications de la stéréoscopie à la vision des figures dans l’espace » proposées par H. Vuibert [10]. Le principe est le suivant :
Une figure de l’espace étant donnée, on trace en traits verts sa perspective sur le plan du dessin telle qu’elle est donnée par l’œil droit et en traits rouges, le rouge et le vert étant complémentaires, sa perspective telle qu’elle est donnée par l’œil gauche.
On place ensuite devant les yeux un lorgnon (fig. 2) formé de deux lames transparentes respectivement rouge pour l’œil droit et verte pour l’œil gauche et l’on obtient ainsi de façon souvent très saisissante le relief du corps.
Cette technique que A. de Sainte-Lagüe souhaite voir introduire « de façon courante dans l’enseignement » ne trouve pas, elle non plus, de place dans la réflexion de l’Association dans les années qui suivent. Le caractère précurseur de l’utilisation du cinématographe dans l’enseignement des mathématiques reste donc un phénomène éphémère. Les difficultés techniques constituent certainement une des causes majeures du manque d’intérêt des professeurs de mathématiques pour une utilisation intégrée à l’enseignement et dont les ordinateurs s’inspireront un siècle plus tard en reprenant somme toute les mêmes idées. L’absence de véritable réflexion pédagogique collégiale dans une association qui a seulement deux années d’existence en est certainement une autre. L’exemple du cinématographe constitue cependant une des pierres de l’édification de cette réflexion qui se déroulera tout au long du 20e siècle.
Bibliographie
[1] Bulletin Vert no 8, novembre 1912.
[2] Barbazo Éric, L’APMEP et le baccalauréat des jeunes garçons entre 1912 et 1914, Bulletin no 470.
[3] Borel Émile, Les exercices pratiques de mathématiques dans l’enseignement secondaire, conférence du 3 mars 1904 au musée pédagogique, Revue générale des sciences pures et appliquées, A. Colin, Paris 1904.
[4] Jeancolas Jean-Pierre, Histoire du cinéma français, A. Colin, Paris 2005.
[5] Bordat Francis, Etcheverry Michel, Cent ans d’aller au cinéma, le spectacle cinématographique aux États-Unis, 1896-1995, Presses Universitaires de Rennes, 1995.
[6] Bulletin Vert no 10, avril 1913.
[7] Klein Félix, Rapport sur l’enseignement des mathématiques dans les établissements secondaires supérieurs à neuf classes, Programmes mathématiques pour les gymnases, L’enseignement mathématiques, Vol. 8.
[8] Hadamard Jacques, Leçons de géométrie élémentaire par Jacques Hadamard, A. Colin, Paris 1901.
[9] Bulletin Vert no 9, janvier 1913.
[10] Vuibert Henri, Les anaglyphes géométriques, Librairie Vuibert, Paris 1912.