Bulletin Vert no 422
septembre — octobre 1999
Les lycées français à l’étranger publient. Maths et société.
Michel Guillemot [1]
Le Lycée Charles de Gaulle d’Ankara a organisé en avril 1995 des journées consacrées aux « Écoles Savantes en Turquie » : les actes en sont publiés aux Éditions Ibis, Ankara (No ISBN 975-428-093-2).
Christine Proust y traite de « la numération cunéiforme » ou, plutôt, des numérations pratiquées entre le Tigre et l’Euphrate et aussi en Anatolie aux IIIe et IIe millénaires avant notre ère. Elle appuie son propos sur les nombreuses tablettes conservées dans les musées archéologiques d’Ankara et Istanbul, en particulier celle indiquant le partage d’un grenier à grain (plus d’un million de litres) entre diverses personnes dont le nombre est à déterminer sachant que chacune d’elles reçoit 7 sila (environ 7 litres) : la division est juste !
En étudiant « l’activité scientifique de l’École de Milet », Esin Kahya essaie de chercher les influences réciproques des civilisations anciennes de la Chine, de l’Inde, de la Mésopotamie et de l’Égypte pour délimiter le terreau scientifique sur lequel s’est bâtie l’École de Milet dont nous connaissons ses illustres représentants : Thalès, Anaximandre et Anaximène.
Nous retrouvons Thalès associé cette fois à Héraclite dans l’article de Sébastien Labrusse « de l’astronomie à une philosophie du devenir ».
L’auteur étudie non pas l’origine de la science comme précédemment, mais celle de la philosophie. En conclusion, il affirme que « les ruines d’Éphèse ou de Milet nous apparaissent bien comme des traces impérissables, et témoignent de la vie autrement présente d’hommes qui savaient qu’en vivant pour la vérité ils parviendraient à s’immortaliser ».
Dans sa « rencontre avec les civilisations anatoliennes », David Binan nous présente d’abord l’école de sculpture d’Aphrodisias, petite cité du sud ouest anatolien qui se développe surtout à partir du second siècle avant notre ère et qui devint célèbre ensuite dans tout le monde romain. À travers les objets situés dans divers musées, l’auteur parcourt la préhistoire et termine par Midas et Crésus, vaste mélange de trouvailles qui assouvissent « un peu notre curiosité sur ce qui est le substrat de la Turquie et de notre civilisation ».
Avec sa « naissance et laïcisation de la médecine », François Neuville nous conte une aventure passionnante : « comment, aux extrémités du monde anatolien, le long de la côte égéenne de la Turquie actuelle, dans le contact des civilisations anatoliennes, égyptiennes, grecques et romaines, la question de la santé a-t-elle été posée, comment la représentation que l’on se faisait de la santé, sous l’influence de pensées philosophiques émanant des Écoles situées dans cette partie du monde, ainsi que celle des recherches conduites par des personnalités hors du commun (Anaxagore, Démocrite, Hippocrate, Galien) a généré des systèmes de pensée et de connaissance qui produiront une discipline ainsi qu’une profession définitivement séparées du fait religieux, donc laïcisées ».
Rachid Hadda nous fait connaître « les écoles d’Édesse et de Nisibe du IVe au VIIe siècles ». Le christianisme s’étant répandu dans l’empire byzantin, l’École d’Athènes disparut : ses maîtres essaimèrent principalement en Perse. Mais, auparavant, à 200 km à l’est d’Antioche, s’était développée l’École d’Édesse où était entrepris un vaste mouvement de traductions d’oeuvres grecques en syriaque. L’école ayant été fermée en 489, ses étudiants se tournent alors vers la jeune école de Nisibe. Bien que le site de Harran soit un des plus anciens centres d’habitation de l’histoire - des fouilles ont permis de retrouver des restes urbains datant de 6000 av. J-C. - « l’école de Harran » connut une période de renaissance durant la période islamique. Elle nous est contée par Ramezan Sesen : « dès les débuts de l’Islam, on voit des savants se former à Harran en mathématiques, philosophie et sciences naturelles et aussi dans les domaines propres à l’Islam ». Le plus célèbre d’entre eux est Thabit ibn Qurra, mort en 901, chassé de Harran vers 872 parce qu’il était sabéen : nous lui devons de nombreuses traductions et commentaires dans divers domaines.
Basile Kermes insiste plus particulièrement sur « le rôle des syriaques dans la transmission des savoirs grecs » ; à partir du IVe et Ve siècles, trois facteurs se sont conjugués pour constituer, sinon une communauté syriaque, du moins un milieu intellectuel : l’évolution de l’hellénisme, les querelles christologiques et le développement d’une littérature syriaque. Il nous plaît de citer un fragment de Sévère Sebak - mort en 667 - extrait d’un traité de cosmographie : « je ne parle pas de la science des hindous qui ne sont pas syriaques, ni de leurs inventions subtiles dans cette science de l’astronomie qui sont plus ingénieuses que celle des Grecs et des Babyloniens, ni de la méthode de calcul et de dénombrement qui utilise neuf signes. S’ils avaient connu cela, ceux qui croient être parvenus seuls à la limite de la science, parce qu’ils parlent le grec, seraient peut-être convaincus, bien qu’un peu tard, qu’il y en a aussi d’autres qui savent quelque chose ; non seulement des Grecs, mais aussi des hommes de langues différentes. Je ne dis pas cela pour mépriser la science des Grecs, mais pour montrer que la science est commune ».
Ahmed Djebbar nous permet de pénétrer dans le domaine arabo-islamique en examinant « le phénomène de traduction et son rôle dans le développement des activités scientifiques en pays d’Islam ». De cette importante étude richement documentée et solidement argumentée, nous retenons tout d’abord la problématique qui la sous-tend : « les traductions en arabe ont commencé avant le VIIIe siècle et elles ne se sont interrompues que vers le milieu du Xe siècle. Quels ont été les facteurs qui ont favorisé cette activité ? Quelles sont les disciplines concernées ? Quel a été, enfin, le rôle de ces traductions dans les orientations prises par l’activité scientifique à partir du IXe siècle ? ». L’auteur ne manque pas de rétablir certains faits historiques. Ainsi il souligne que « lorsque l’armée arabe pénètre, en 642, à Alexandrie, la prestigieuse bibliothèque n’existait plus depuis longtemps ».
En donnant « quelques exemples de la pratique algébrique en pays d’Islam », Sabina Onen veut privilégier deux monuments significatifs de la pratique algébrique dans la tradition arabe islamique : le IXe siècle avec Al-Khwarizmi et Ibn Turk et le XVIe avec Baha ad-Din al-Amili né à Baalbek en 1547. Elle étudie soigneusement quelques textes de ces auteurs. « La géométrie des motifs dans l’art islamique » est examinée par Marie-Pierre Saint-Martin. Ceci est le prétexte à de riches activités pédagogiques concernant les pavages et les transformations usuelles.
Allant plus avant dans le temps, Ekmeleddin Ihsanoglu nous explique dans « les Ottomans et la science grecque » comment « le sentiment de supériorité et l’autarcie de l’État Ottoman ont empêché les Ottomans de prendre conscience de l’importance des nouvelles tendances intellectuelles et scientifiques apportées par la Renaissance et la Révolution scientifique ».
En prenant prétexte d’un aperçu sur l’œuvre de l’architecte Sinan, Ahmet Soysal médite en fait sur « prier et voir ». Dès que l’on entre dans une mosquée, il s’agit avant tout de prier et non de s’y comporter en curieux ou en touriste, d’où une certaine sobriété intérieure de l’édifice. En revanche, de l’extérieur, il s’agit d’abord de voir, d’admirer.
Enfin, le dernier article « le système métrique en Turquie » est dû à Feza Günergun. Elle nous décrit les premières comparaisons entre les mesures ottomanes et les mesures prémétriques, puis métriques jusqu’à l’adoption du système métrique. La route est longue, de 1869 à 1931, mais elle n’est pas limitée à cette seule région.
En conclusion, nous espérons l’avoir souligné, un ouvrage riche et dense qui devrait combler tout lecteur.
Le livre « Mathévasion : exercices et travaux de mathématiques, seconde, première et Terminales » est tout aussi intéressant bien qu’il ait un objectif différent. Il s’agit cette fois d’une production du Lycée Français de Los Angeles, qui se présente sous la forme d’une bande dessinée. « Voici un livre pour les jeunes de 15 à 95 ans ! Il allie l’histoire à la fiction, l’humour à l’esprit, et, bien sûr, l’utile à l’agréable » à partir d’une cinquantaine d’histoires en bandes dessinées. Plutôt que d’en assurer un commentaire, j’ai préféré vous en présenter deux : le théorème des accroissements finis et le chevalier de Méré.
P.S. Depuis la rédaction de cet article, l’A.P.M.E.P. a décidé de rendre compte de « Mathévasion » (cf. Bulletin 419, p. 649-650) et, depuis octobre, le diffuse (avec de brefs corrigés) : Prix adhérent : 35 F + port (cf. p. 410) ; prix public : 50 F + port.