Réforme du lycée général : petites failles ou grandes fractures ? tribune du Collectif Maths&Sciences

réforme du lycée général
petites failles ou grandes fractures ?
17 octobre 2023

 
tribune du 17 octobre 2023
par le Collectif Maths&Sciences
parue dans le mensuel La Recherche

 

La disparition des mathématiques du tronc commun au lycée, dans la réforme de 2019, avait ému la communauté enseignante et toutes celles et ceux qui connaissent l’importance des mathématiques pour leur rôle de citoyen, pour les sciences et dans les métiers de demain. Elles sont à nouveau obligatoires depuis cette rentrée 2023, en classe de première, mais a minima.

Plus largement, la réforme du lycée pose, en particulier en sciences, des problèmes de fond en créant des fractures au sein de différentes catégories d’élèves. Pour le collectif Maths&Sciences et ses partenaires, cette réforme présente des failles majeures impossibles à combler avec l’architecture actuelle. Analyse [1].

« Petites failles » ?

14 juin 2023. Le politologue Pierre Mathiot, architecte de la réforme du lycée, convient qu’« il y a des choses à ajuster de manière à corriger des petites failles » sur l’organisation du baccalauréat. Le 22 juin, à son propos, Pap N’Diaye, ex-ministre de l’Éducation nationale, reconnaît que « la situation ne convient pas » et pointe « des problèmes majeurs ». Le 27 août, Gabriel Attal, nouveau ministre de l’Éducation nationale, tranche : les épreuves du baccalauréat auront à nouveau lieu en juin. Il aura fallu quatre ans pour corriger « des petites failles » calendaires qui avaient transformé en trimestre perdu l’usuel mois de juin perdu depuis longtemps pour les élèves de terminale (dans la réforme, les épreuves écrites de spécialités du baccalauréat se déroulaient en mars).

« Petites failles » calendaires, donc ? Notre diagnostic est tout autre. Il porte sur l’architecture même de la réforme du lycée. Elle entraîne des glissements de terrain massifs : celle du calendrier, certes, et celle de feu le groupe-classe, pourtant condition sine qua non de l’existence du « vivre-ensemble » au lycée. Elle entraîne en outre des ruptures et fractures majeures qui se font jour aussi soudainement que les défauts organisationnels du bac : rupture du nombre des élèves qui font des sciences ; fractures entre filles et garçons, entre catégories socio-professionnelles et entre territoires. Revue de détail, chiffrée, analyse et propositions.

Recherche élèves scientifiques désespérément — en particulier les filles !

Si, depuis la réforme, les effectifs restent stables, celui des élèves scientifiques (en série S, puis suivant deux spécialités scientifiques) chute de près d’un quart en 2 ans en terminale. Vue au travers du prisme des mathématiques, la rupture est pire encore : depuis la réforme, le nombre d’élèves scientifiques suivant 6 heures de mathématiques hebdomadaires ou plus a diminué de moitié. 23 % ne suivent que 3 heures de mathématiques et 6 % n’en ont même plus du tout, alors qu’aucun n’était dans ce cas avant la réforme !

En 2019, avant la réforme, les filles constituent 47,5 % des effectifs en sciences. Ce taux avait crû en moyenne de 0,3 point par an depuis 25 ans. Et depuis ? La chute massive des effectifs en sciences est doublée d’une fracture entre les garçons, dont les effectifs chutent de 20 %, et les filles, dont les effectifs chutent de 28 %. Pour les élèves scientifiques qui suivent au moins 6 heures de mathématiques, la fracture est plus grave encore : -37 % pour les garçons et -61 % pour les filles ! Celles-ci ne représentent plus que 36,5 % des effectifs, soit une proportion équivalente à celle du début des années 60. La science, ce n’est pas pour les filles…

 

Choix des maths et des options : de nouveaux marqueurs sociaux

Le choix des mathématiques est devenu un marqueur social fort, alors qu’avant la réforme, tous les
élèves des séries S et ES en suivaient au moins 4h par semaine. Aujourd’hui, près de deux élèves sur
trois d’origine très favorisée suivent cette spécialité en terminale, contre moins de la moitié pour les élèves d’origine défavorisée.

L’option mathématiques expertes [2] est privilégiée par les garçons d’origine sociale très favorisée (28 %), et délaissée par les filles d’origine sociale défavorisée (4 %).

Avant la réforme, le choix d’une option était obligatoire. Depuis, il est facultatif : seuls 38 % des élèves suivent une option [3], et parmi eux, les garçons plus que les filles (40 % des garçons mais 36 % des filles), et les élèves d’origine favorisée (près de la moitié) plus que ceux d’origine défavorisée (moins d’un tiers). Ce caractère facultatif accroît la discrimination sociale autour des mathématiques : 75 % des choix concernent cette discipline en 2022.

 

Les principales spécialités et les autres

L’un des points phares de la réforme est la suppression des anciennes sections au profit d’un choix de spécialités (3 spécialités en première puis 2 spécialités en terminale à choisir parmi 13). Celles-ci ont toutes le même volume horaire [4] et la même importance pour le baccalauréat [5].

Les spécialités sont-elles pour autant toutes égales ? Pas vraiment. Le ministère distingue lui-même « 7 spécialités principales », issues des séries S, ES et L, représentant chacune entre 40 000 et 150 000 élèves (en terminale), et présentes dans la quasi-totalité des lycées. Les autres demeurent marginales en effectifs et peinent à couvrir le territoire. Le cas de la spécialité Numérique et sciences informatiques est emblématique (moins de 18 000 élèves sur environ 380 000 en terminale en 2022). Sa création se veut en phase avec le plan d’investissement France 2030, qui vise à rattraper le retard industriel français, notamment en investissant massivement dans les technologies innovantes [6]. Mais seuls 64 % des lycées proposent cette spécialité en 2022, pour un objectif affiché par le ministère de 75 % en 2027 [7]. À ce rythme, la couverture territoriale ne serait totale qu’un peu avant… 2040. En outre, la spécialité Sciences de l’ingénieur est en perdition, passant de plus de 22 000 à moins de 7 000 élèves en 2022. La concurrence entre spécialités empêche la croissance des spécialités émergentes en nombre de lycées et en effectifs : la fracture entre « petites » spécialités et spécialités principales a de belles décennies devant elle.

Après une longue prévalence des lettres, les séries scientifiques avaient crû progressivement depuis 60 ans au point de devenir majoritaires. En 2019, la série S concernait 52 % des élèves, et les trois séries S, ES et L ne produisaient que les trois profils d’élèves correspondants. Deux des objectifs annoncés de la réforme : mettre un terme à cette « suprématie » des sciences et offrir des profils de formation plus variés, semblent indépendants des besoins socio-économiques.

Ces objectifs engendrent une structuration de la formation déconnectée du rôle que jouent les
sciences dans notre société. Au prétexte de « faire Nation » — répété à l’envi par Emmanuel Macron,
le tronc commun représente plus de 50 % des enseignements mais n’inclut que 2 heures de culture
scientifique qui ne satisfont ni les élèves ni les enseignants. Le choix des spécialités se révèle d’une complexité décourageante. Trois spécialités sont à choisir parmi 13 en première, soit… 286 choix théoriques possibles (35 pour les 7 spécialités principales). Le groupe-classe n’y aura pas survécu. Un choix cornélien survient en première : à quelle spécialité renoncer en terminale ? Pour envisager des études en biologie, faut-il abandonner la physique-chimie, les mathématiques ou… la biologie ?

Enfin, l’ajustement récent concernant l’introduction de 1h30 de « mathématiques spécifiques » est malheureux [8]. En effet, elles s’ajoutent… spécifiquement à l’emploi du temps des élèves qui ne suivent plus la spécialité mathématiques, dans un tronc commun qui n’est de fait plus… commun. Mathématiques de fracture plus que de « réconciliation » voulue par le ministère ! [9]

 

Agir sur l’architecture, pour un meilleur équilibre

Les ruptures et fractures observées appellent a minima deux amendements significatifs : rééquilibrer le tronc commun en faveur des sciences pour que lettres et sciences soient d’égale importance dans la besace culturelle du citoyen du XXIe siècle ; maintenir en terminale, sans perte de contenu, les trois spécialités de première pour maintenir la polyvalence des élèves.

Un tronc commun rééquilibré permet de balayer tout le champ des profils possibles. Actuellement, même en choisissant toutes les spécialités en sciences, la formation en sciences ne dépasse guère la moitié de la formation totale, alors qu’en choisissant toutes les spécialités en lettres, la formation est presque entièrement dédiée aux lettres. Maintenir trois spécialités simplifie considérablement le processus de choix. Cela permet de retrouver une partie du groupe-classe s’il est couplé à des groupes de choix de spécialités en nombre mesuré. Cela favorise l’accès à un large éventail de formations du supérieur, notamment pour les filles qui semblent plus soucieuses que les garçons de préserver leur polyvalence. Cela réduit enfin les inégalités sociales et territoriales engendrées par le foisonnement des choix possibles.

Plutôt que d’accumuler des ajustements marginaux d’une efficacité incertaine, il s’agit de questionner, d’évaluer la réforme du lycée, pour en juguler globalement les travers qui sont architecturaux avant d’être calendaires. Les élèves d’aujourd’hui sont les citoyennes et citoyens de demain. Ils seront confrontés plus que leurs aînés aux enjeux socio-économiques impérieux du climat, de l’environnement, de la santé, de l’énergie, du numérique. Répondre à ces enjeux nécessite que chaque élève soit doté d’un bagage scientifique bien plus solide qu’il ne l’est aujourd’hui. L’urgence à y répondre commande de s’y atteler sans délai en corrigeant en profondeur les défauts architecturaux du lycée d’aujourd’hui.

signataires : membres du Collectif Maths&Sciences et soutiens du monde économique

 

Liste des structures signataires

  • ADIREM
    Association des Directeurs des Instituts de Recherche pour l’Enseignement des Mathématiques
  • AEIF
    Association des enseignantes et enseignants d’informatique de France
  • APHEC
    Association des Professeurs des classes préparatoires HEC
  • APMEP
    Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public
  • APPLS
    Association des Professeurs de Première et de Lettres supérieures
  • ARDM
    Association pour la Recherche en Didactique des Mathématiques
  • CDUS
    Conférences des Doyens et Directeurs des UFR Scientifiques
  • CIGREF
    CIGREF
  • CM&S
    Collectif Maths&Sciences
  • CFEM
    Commission Française pour l’Enseignement des Mathématiques
  • CNFHPST
    Comité National Français d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques
  • CNLL
    Conseil National du Logiciel Libre
  • EPI
    Association Enseignement Public & Informatique
  • FBF
    Fédération Bancaire Française
  • F&M
    Femmes et Mathématiques
  • FI
    Femmes Ingénieures
  • FS
    Femmes et sciences
  • FI
    France Invest
  • GEM
    Groupe d’Étude des Membranes
  • IA
    Institut des Actuaires
  • RF
    Réseau Figure
  • SCF
    Société Chimique de France
  • SFB
    Société Française de Biophysique
  • SFB
    Société Française de Biométrie
  • SFBD
    Société Française de Biologie et Développement
  • SFdS
    Société Française de Statistiques
  • SFE2
    Société Française d’Écologie et d’Évolution
  • SFP
    Société Française de Physique
  • SIF
    Société informatique de France
  • SMAI
    Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles
  • SMF
    Société Mathématique de France
  • SD France
    Association des départements Sciences des données des IUT
  • UPA
    Association des professeurs scientifiques des classes préparatoires BCPST, TB et ATS
  • UPS
    Union des Professeurs de classes préparatoires Scientifiques

 

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