La fin de la démocratisation scientifique ?
communiqué du 28 novembre 2024
par le Collectif Maths&Sciences
Cette note d’analyse du Collectif Maths&Sciences étudie, à l’aide des données publiques, les changements de l’offre de sciences au lycée général dus à la réforme du lycée de 2019.
Derrière une stabilité apparente des heures offertes, la note montre que, loin d’avoir investi pour les sciences, la réforme a globalement réduit les coûts et aggravé les inégalités :
- Diminution du nombre d’enseignants
- Mathématiques en options
- Réduction des heures pour les sciences
- Remplacement des sciences de l’ingénieur par l’informatique
- Maintien de l’hégémonie des mathématiques
Finalement, c’est l’ensemble de la formation scientifique qui est affaiblie pour généraliser un enseignement de culture scientifique uniforme et sans moyens. La réforme tourne le dos à une ambition pour une formation large aux sciences qui constituait une force pour le pays, creusant ainsi les écarts avec une élite préservée, surtout masculine et socialement très favorisée, au parcours scientifique plus compétitif et désormais sans polyvalence.
Une annexe détaille les données utilisées dans le document et pour les graphiques.
Remusclage des sciences ?
La réforme du lycée général de 2019 aurait « remusclé les sciences et les mathématiques au lycée » : voilà ce que souligne la nouvelle directrice générale de l’enseignement scolaire reçue en commission à l’Assemblée Nationale à l’occasion de la rentrée scolaire 2024.
Alors, réalité objective ou slogan ?
L’étude des transformations de l’offre de sciences du point de vue de la nouvelle organisation des parcours des élèves permet d’éclairer cette question [1]. Cette note du Collectif Maths&Sciences montre qu’au-delà des bouleversements produits, la réforme de 2019 a finalement renforcé l’élitisme qu’elle prétendait diminuer au risque de fragiliser la formation scientifique pour le pays.
Mise en place en 2019 [2], la réforme du lycée général met fin au système des séries — S, ES ou L — pour proposer un tronc commun dans lequel sont imposées 2h d’enseignement de culture scientifique et 3 enseignements de spécialités de 4 h au choix en première, réduits à 2 de 6 h en terminale. Les cinq disciplines scientifiques –—informatique, mathématiques, physique-chimie, sciences de l’ingénieur et sciences de la vie et de la terre — se trouvent au sein de ces 13 spécialités [3].
Une légère augmentation des heures de sciences sur fond d’économies de postes
La généralisation de l’enseignement de culture scientifique à tous les élèves conduit à une augmentation du volume d’heures de sciences d’environ 700 000 heures en première en 2023. Mais en terminale, la réduction à 2 disciplines scientifiques dans les parcours de sciences conduit à une baisse de plus de 510 000 heures.
Le nombre d’élèves étant pratiquement constant entre 2018 et 2023, le volume global d’heures de sciences offertes est finalement en légère hausse (d’environ 190 000 heures, soit +3 %) :
Il faudrait environ 400 postes d’enseignants supplémentaires pour couvrir cette augmentation [4]. Pourtant, les données publiques montrent une baisse de 6 % du nombre d’enseignants de sciences au lycée général et technologique public entre 2018 et 2023 (4 % pour les disciplines générales). Pour chaque discipline, la figure ci-dessous [5] indique la variation du nombre de postes depuis 2018, dernière année avant la réforme.
Au total, près de 1 700 postes d’enseignants de sciences ont été supprimés au lycée public depuis la réforme, hors technologie [6]. En définitive, la stabilité de l’offre en sciences s’accompagne donc d’une diminution du nombre d’enseignants, impliquant un appauvrissement des conditions d’enseignement.
L’émergence des heures facultatives et la diminution des heures de sciences obligatoires
La nature des heures d’enseignement — obligatoires / obligatoires au choix / facultatives — détermine la stabilité et la pérennité de l’offre de formation. Si un enseignement obligatoire garantit l’égalité d’accès des élèves à la discipline, les heures facultatives sont au contraire un facteur de discrimination sociale et territoriale car elles dépendent des contraintes budgétaires de chaque établissement. Les enseignements de sciences facultatifs demeurent marginaux jusqu’à la réforme. Celle-ci supprime une grande partie des anciens contenus de mathématiques pour les remplacer par des enseignements optionnels facultatifs de 3 heures hebdomadaires [7]. Ces options qui concernent près de 120 000 élèves en 2023 conduisent à une augmentation du volume horaire facultatif global d’environ 300 000 heures hebdomadaires sur le cycle.
L’augmentation du nombre d’heures de sciences offertes de 190 000 heures est donc inférieure au nombre d’heures facultatives créées, induisant une diminution de l’offre globale de sciences dans les parcours obligatoires des élèves.
Un changement de statut des mathématiques aggravant la discrimination sociale
La relégation au rang d’option d’une grande partie de l’offre de mathématiques, auparavant incluse dans les parcours obligatoires, donne l’impression que ces enseignements ne comptent pas pour la formation et l’orientation. Pourtant, malgré le discours officiel et l’absence de la mention des options dans les statistiques publiques et les fiches d’information, choisir ces enseignements reste indispensable pour accéder aux filières scientifiques comme à de nombreuses filières du supérieur [8]. En rendant une partie des mathématiques optionnelles, on restreint leur accès aux élèves les mieux informés et décidés sur leur avenir professionnel. Ceci aggrave la discrimination sociale face à l’information pour l’orientation.
De plus, si l’ouverture de la spécialité est obligatoire, les lycées peuvent choisir de ne pas ouvrir les options en fonction de leur politique pédagogique et de leur dotation horaire globale. Le statut facultatif de ces nouveaux enseignements de mathématiques aggrave aussi les inégalités entre les lycées, et conduit à davantage d’entre-soi et d’élitisme dans la discipline.
Baisse des principales disciplines scientifiques, notamment les mathématiques
Les changements majeurs de la réforme portent sur la généralisation de la culture scientifique pour tous les élèves, la suppression de l’offre de mathématiques de l’ancienne série ES, la suppression d’une discipline scientifique en terminale et la création de l’enseignement d’informatique. Ils entraînent des transformations de la répartition des disciplines scientifiques représentées ci-dessous :
Le volume d’heures a diminué pour toutes les disciplines scientifiques excepté pour l’informatique, au profit de la généralisation de la culture scientifique. La réforme a conduit à une baisse de 17 % du volume horaire dédié aux enseignements disciplinaires, et 21 % pour les enseignements disciplinaires obligatoires.
L’informatique reste marginale et compense les heures perdues par les sciences de l’ingénieur.
Moins d’ambition pour la formation scientifique : le bilan d’une réforme en trompe-l’oeil
L’analyse des données publiques montre que la réforme est finalement bien loin de l’investissement pour les sciences revendiqué par ses promoteurs. Au-delà de l’apparente stabilité des heures de sciences, c’est donc moins d’heures pour les disciplines scientifiques, avec moins d’enseignants et plus d’heures facultatives, pour une généralisation d’une culture scientifique uniforme et sans les moyens de son ambition.
Voilà donc le bilan d’une réforme qui diminue le nombre d’élèves formés aux sciences et restreint sa polyvalence scientifique.
Les équilibres disciplinaires : l’hégémonie des mathématiques renforcée ?
La question de la place dominante des mathématiques au sein des disciplines scientifiques fait régulièrement débat dans le monde de l’enseignement. Étudier l’impact de la réforme sur l’évolution de la répartition entre les différentes disciplines scientifiques offre un éclairage intéressant à ce sujet.
Un premier point concerne le couple des disciplines sciences de l’ingénieur/informatique où la seconde supplante la première. Il s’agit en fait de l’héritage de la série E dans laquelle les sciences industrielles représentaient une voie de promotion sociale pour les enfants d’ouvriers [9], surtout des garçons. La persistance au cours du temps de cette voie scolaire rend peu probables les possibilités d’expansion de l’informatique, nouvellement introduite.
Par ailleurs, si la réforme a perturbé provisoirement les équilibres entre les disciplines, faisant baisser la part des mathématiques, l’ancienne répartition semble se redessiner. La part dominante des mathématiques se trouve donc confortée, montrant une fois de plus qu’ « on ne change pas la hiérarchie des disciplines par décret » [10] . Si mettre fin à l’hégémonie des mathématiques constitue un objectif récurrent dans les projets des réformes scolaires, c’est avant tout en raison de la surexploitation de la discipline pour la sélection [11].
Mais refuser de prendre en compte leur dimension formative, notamment pour l’accès aux études scientifiques, conduit à des stratégies qui produisent l’inverse de l’objectif initial [12]. La diminution de l’offre de mathématiques entraîne celle de l’ensemble des disciplines scientifiques et préserve finalement la hiérarchie antérieure. Ici, paradoxalement, la baisse des heures offertes [13] accroît la fonction sélective des mathématiques, en raison de leur accès réduit dans les parcours obligatoires.
Plus d’inégalités dans les répartitions des élèves en sciences, au seul bénéfice des mieux dotés
Avec la réduction de trois à deux enseignements de spécialité en terminale, la spécialisation précoce imposée par la réforme rend incompatible la polyvalence scientifique et un enseignement de mathématiques avancé [14] qui était la règle dans l’ancienne série S. De plus, les élèves sont moins nombreux dans chaque discipline [15]. Seuls les inscrits dans la discipline gagnent des heures alors qu’ils en avaient déjà le plus lorsque tous les autres n’ont plus rien. La réforme accroît donc les inégalités entre les élèves pour les sciences.
Le déséquilibre est particulièrement important en mathématiques : si 25 % des garçons gagnent environ 1 h de maths en terminale, avec 9 h au lieu de 8 h, 67 % des filles se retrouvent avec 3 h ou rien en 2023 contre 18 % en 2019. En affectant des moyens supplémentaires à une formation intensive devenue optionnelle en mathématiques dans un contexte de réduction globale de l’offre de sciences, la réforme avantage un public surtout masculin et socialement très favorisé au détriment de celles et ceux à qui la possibilité d’une formation avancée est restreinte ou supprimée. Elle augmente les inégalités sociales et de genre dans les parcours scientifiques.
Comment se féliciter de l’ajout d’1 h de mathématiques facultatives en terminale pour 60 000 élèves qui en auraient eu 8 h auparavant sans parler des conséquences de la perte des mathématiques pour 120 000 élèves, faute de choix ou d’enseignement adapté ? Des inégalités de genre ainsi créées ? De la perte des 50 000 élèves dans les parcours scientifiques [16] pour les prochaines années ? Quel est l’apport réel d’un enseignement de culture scientifique pour des élèves en parcours scientifique ?
Ces questions devraient faire l’objet d’une étude critique sur ces choix politiques dont les impacts risquent de coûter bien plus que les économies faites sur ces années du lycée.
Une réforme en rupture vis-à-vis de la place des sciences dans la démocratisation scolaire
Estimer avoir « remusclé les mathématiques et les sciences » se fonde sur l’hypothèse que seuls les élèves à très forte dominante mathématique suffiront à répondre aux besoins croissants en « talents » scientifiques réclamés par les entreprises. La réforme prend le risque de délaisser les autres voies menant aux emplois nécessitant des bases larges et solides dans des domaines scientifiques et techniques, ou d’oublier que les savoir-faire scientifiques ne reposent pas simplement sur la compétition mathématique.
Ce renoncement à l’ambition d’une formation large aux sciences au lycée aboutit aujourd’hui à une rupture inédite dans la Ve république. Alors que la France se place comme l’un des pays de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) formant le plus de diplômés scientifiques de niveau master, il présage d’une dynamique nouvelle de la puissance scientifique du pays pour l’avenir, réduite à son élite la plus prestigieuse et la plus socialement déterminée.
En ces temps incertains, la stabilité apparente de l’offre de sciences après les bouleversements majeurs de la réforme illustre remarquablement une stratégie intemporelle pour préserver l’ordre établi : « il faut que tout change pour que rien ne change » [17].