Les mathématiques sont-elles efficaces dans le monde réel ?
Je voudrais tout d’abord remercier l’APMEP de m’avoir permis de faire un exposé
lors des journées « Mathématiques et Environnement », en octobre dernier à
Orléans. Le thème de cet exposé a été l’inefficacité des mathématiques ; j’ai
choisi le domaine de l’environnement car c’était le thème de ces journées ;
j’aurais pu choisir n’importe quel domaine d’application, avec le même résultat.
Je ne reviendrai pas sur le contenu précis de cet exposé, mais j’aimerais faire le
lien avec le récent discours du Président de l’APMEP. Je suis en plein accord avec
lui : nous n’avons pas à rougir d’enseigner les mathématiques, ni, en ce qui me
concerne, de proposer des prestations qui les utilisent. Mais il n’est pas mauvais
de réfléchir : nous avons des détracteurs, et même des opposants. Il n’est pas
mauvais d’essayer de comprendre leur point de vue ; se voiler la face n’a jamais
été de bonne politique.
L’application des mathématiques dans le monde réel se heurte à trois écueils, que
personne ne mentionne jamais. On fait comme s’ils n’existaient pas. Ce sont :
Les données sont toujours incomplètes, voire erronées ;
Les lois (en particulier physiques) qui décrivent les phénomènes ne sont ja-
mais correctement connus ;
Les objectifs ne sont jamais correctement définis.
Dans ces conditions, il est très difficile (presque toujours impossible) à une ap-
proche rigoureuse, formaliste, d’aboutir à un résultat. C’est pourtant ce type
d’approche qui est présenté dans l’enseignement supérieur, ce à quoi prépare
l’enseignement secondaire.
Il faut voir dans cette difficulté l’une des raisons principales de la désaffection
des étudiants : ils sont peu enclins à passer des années à absorber des théories
difficiles, qui se révèleront inapplicables en pratique. Les études de médecine
sont plus longues que les études de mathématiques, mais ne souffrent pas de la
même désaffection : les étudiants ont le sentiment d’apprendre quelque chose
d’utile.
La formation mathématique, dans le supérieur, reste presque exclusivement
tournée vers l’enseignement, ce qui est fondamentalement malsain : une profes-
sion, quelle qu’elle soit, n’a pas pour objectif de se reproduire elle-même, mais
d’apporter une réponse à un besoin social. J’ai eu le sentiment que c’était aussi le
point de vue de l’auditoire, lors de mon exposé en octobre dernier.
L’enseignement supérieur (j’ai été seize années Professeur d’Université) tend à
chercher des applications aux théories existantes, et n’en trouve jamais, car les
choses ne se présentent pas ainsi. L’enseignement secondaire, au contraire, veut
s’inscrire dans une utilité sociale : c’est un point de vue auquel je m’associerai
davantage.
Revenons un instant sur les trois difficultés mentionnées plus haut. Que fau-
drait-il faire pour y répondre ? Tout simplement expliquer aux élèves qu’elles
existent, qu’elles sont inhérentes à toutes les activités, et qu’il faut s’en accom-
moder !
Chacun de nous sait très bien qu’il n’y a jamais, en quelque circonstance que ce
soit, « un » objectif, mais toujours plusieurs entre lesquels il faut composer. On
peut parfaitement montrer ceci aux élèves sur des exemples concrets : si l’on a
100 Euros à dépenser, selon qu’on privilégie la satisfaction à court terme (ciné-
ma, restaurant), l’achat de matériel (un vélo) ou la satisfaction à plus long terme
(les vacances), la dépense ne se fera pas de la même manière. Est-ce si difficile à
expliquer ?
Concernant la prise en compte des données, manquantes ou erronées, ainsi que
des incertitudes sur les lois, il faut introduire assez vite des notions probabilis-
tes simples, qui sont adaptées à cela. Je renvoie à mon livre récent « Méthodes
probabilistes pour l’étude des phénomènes réels », qui comporte un certain nom-
bre d’exemples concrets ; on trouvera d’autres exemples sur le site de la SCM
(www.scmsa.com). Procéder ainsi rendra déjà nos mathématiques plus efficaces,
plus proches du concret.
Quels sont nos concurrents ? Question horrible pour un professeur de mathéma-
tiques, puisque, par définition, nous représentons « L’honneur de l’esprit humain »
(titre d’un ouvrage de Jean Dieudonné). Nos concurrents, qui veulent prendre
notre place dans les cursus d’enseignement, ne peuvent être que la barbarie,
l’ignorance, la stupidité.
Eh bien non ! Il y a des gens, tout à fait normaux et raisonnables, qui affirment
que l’on peut se passer de mathématiques, aussi bien dans l’enseignement que
dans l’ingénierie, et se limiter à quelques règles simples. Ont-ils tort ? Sans
doute, mais c’est à nous de le démontrer, par l’efficacité de notre apport, et non
en leur jetant l’anathème. N’oublions pas, aussi, que pendant près de trente ans
nous nous sommes fourvoyés dans les « mathématiques modernes », dont nous
émergeons à peine, et qui ont été tout entières bâties sur le formalisme et sur
l’inefficacité. Nous en sommes sortis, mais nous avons un lourd handicap à rat-
traper. Et il nous faudra montrer que nous en sommes sortis : ce n’est pas évi-
dent pour tout le monde.
Selon moi, et c’est ainsi que sont construites les prestations que propose la SCM,
le rôle essentiel des mathématiques réside dans ceci : elles sont un langage pour
poser des problèmes. Que ce langage soit imparfait, incomplet, nous devons en
convenir (et je suis le premier à le faire), au lieu de le parer artificiellement de
vertus qu’il n’a pas. Mais on a fondamentalement besoin d’un langage pour poser
n’importe quelle question de nature quantitative.
Quels sont nos concurrents ? Les voilà : c’est l’empirisme, le bon sens, la tradi-
tion, la résolution bâclée et irréfléchie. On fait de cette façon parce qu’on a
toujours fait de cette façon, parce que quelqu’un, un jour, a dit qu’il fallait faire
ainsi, et depuis personne n’y a réfléchi. Un très grand nombre de problèmes de la
vie courante se résolvent ainsi, grâce au bon sens, et, bien souvent, mieux qu’au
travers d’un formalisme mathématique complexe et souvent inadapté.
Les bienfaits des mathématiques tiennent à ce qu’elles constituent une discipline
de pensée, et j’aimerais que mes amis, qui enseignent dans le secondaire, en ti-
rent orgueil et en fassent la clef de voûte de leurs enseignements. Nous ensei-
gnons aux élèves à distinguer une hypothèse d’une conclusion, ce qu’on sait et ce
qu’on aimerait savoir. Nous leur enseignons la notion de « domaine de validité », si
précieuse et si importante pour les applications. Bien des ingénieurs, en toute
bonne foi, utilisent des techniques, des formules, en dehors de leur domaine de
validité. On voit cela quotidiennement à propos de statistiques portant sur des
échantillons insuffisants. L’esprit formé aux mathématiques saura au moins se
poser la question. La voilà, la manière de damer le pion à nos concurrents : leur
montrer que, lorsqu’on réfléchit correctement à la solution d’un problème, on ob-
tient en général, si l’on veut bien s’en donner la peine, des résultats plus effica-
ces, mieux analysés, plus durables, que ce que donne une simple approche empiri-
que.
Il serait bon d’expliquer tout cela aux élèves : ils n’en ont pas l’habitude. Mais
c’est à ce prix que notre discipline survivra, bien plus qu’au travers de divertis-
sements de pacotille, comme tous les journaux en publient.
Bernard Beauzamy
PDG, Société de Calcul Mathématique S.A.
111 Faubourg Saint Honoré, 75008 Paris
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